"Une histoire insolente du rouge à lèvres" : comment il est devenu une arme politique
Bien plus qu’un geste beauté, se farder les lèvres témoigne aussi de l’histoire de la place des femmes dans l’espace public. La couleur sur leurs lèvres n’a rien d’anodin.
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Publié le 18-02-2023 à 09h00
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"Symbole d’émancipation des femmes ou de leur soumission, emblème du patriotisme ou de trahison, de conformisme ou de rébellion, de plaisir ou d’aliénation… il est un langage muet, mi-parure mi-porte-voix, qui raconte autant l’intime que le collectif." Dans son livre Sur la bouche – Une histoire insolente du rouge à lèvres, la journaliste et écrivaine française Rebecca Benhamou utilise le rouge à lèvres comme point de départ pour raconter une plus grande histoire: celle de la place des femmes dans l’espace public. Car derrière ses airs purement esthétiques, son application revêt de nombreuses significations au fil des époques, mouvements et crises de nos sociétés.
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De Cléopâtre à aujourd’hui
"L’usage du fard rouge est très ancien, il remonte aux Égyptiens. On raconte même que Cléopâtre avait sa propre recette de rouge ! Mais l’ancêtre du rouge à lèvres tel que nous le connaissons aujourd’hui (sous la forme d’un tube), remonte au XIXe siècle, à la fin des révolutions industrielles – période où l’industrie de la beauté est en plein essor, et considérée comme un secteur d’avenir. À l’époque, on l’associe surtout au monde de la scène (actrices, danseuses, chanteuses…) et de la prostitution." Le rouge à lèvres est considéré comme le symbole du péché, de la déviance. En France, la comédienne Sarah Bernhardt casse les codes et popularise le rouge à lèvres en dehors de la scène. Dans une société toujours hostile envers la gent féminine, le lipstick devient peu à peu une arme politique, agissant comme porte-voix de celles qu’on a longtemps – et toujours encore aujourd’hui – voulu museler. "Le rouge à lèvres va peu à peu se démocratiser, particulièrement avec le mouvement des suffragettes, le vent de liberté qui souffle sur les Années folles, et le succès grandissant des actrices hollywoodiennes", raconte Rebecca Benhamou qui s’intéresse à "la transmission des codes du féminin, et plus généralement au souci de l’apparence, à ce qu’il révèle des femmes et de leur façon de se mettre en scène et en récit dans l’espace public". S’enduire les lèvres de couleur en fait partie et n’a rien d’anodin.
"Ce geste est à mon sens un langage muet et symbolique. Il me semble qu’on l’utilise parfois comme s’il constituait un “supplément d’être”, une manière de combler un vide, ou de dire en couleur quelque chose qu’on n’arrive pas à exprimer avec des mots. Sans parler du fait que la bouche (des femmes, qui plus est) est loin d’être un support neutre. L’image en dit long sur la façon dont on se met en récit dans le monde. C’est bien plus qu’une simple vanité."
D’ailleurs, pendant la Seconde Guerre mondiale, se peindre les lèvres est un symbole de résistance face à la dictature nazie – Hitler détestait le rouge à lèvres, qui représente pour lui la débauche du monde occidental. Le lipstick est alors associé au patriotisme. La féminité est instrumentalisée pour mobiliser les femmes. Après la guerre et les femmes de retour à la maison, le rouge à lèvres se transforme doucement en uniforme de la ménagère, comme pour lui couper la parole.
Un geste clivant
"Le rouge à lèvres a toujours été aussi populaire qu’impopulaire. C’est un geste clivant dans l’histoire de la beauté, qui a été autant synonyme d’affirmation de soi que de débauche. Par ailleurs, son usage n’a jamais été linéaire. Il a un cycle de respectabilité à géométrie variable. Il va et il vient, apparaît et disparaît selon les époques. S’il revient sans cesse sur le devant de la scène, c’est parce qu’il a une forte puissance narrative. En politique, il peut porter plusieurs discours, et ce simultanément. C’est un porte-voix qui donne à voir et à entendre. Il n’y a qu’à regarder, par exemple, la politique américaine depuis 2008 (Sarah Palin, Hillary Clinton ou encore Alexandria Ocasio-Cortez…) , et vous verrez que le bâton de rouge est autant un symbole de la droite républicaine que du parti démocrate et de ses icônes." Une chose est certaine, indique l’autrice, l’apparence des femmes est "systématiquement scrutée, interprétée, réinventée, instrumentalisée, débattue". Et la couleur sur leurs lèvres est de tous les combats.