Carlos Rodriguez évoque les 20 ans du premier titre de Justine Henin à Roland-Garros : “Elle me montrait la place où elle était assise avec sa maman”
Ce mercredi 7 juin, il y a tout juste 20 ans que Justine remportait son premier titre du Grand Chelem, à Roland-Garros. Carlos Rodriguez, son ancien mentor, retrace le parcours de sa protégée.
- Publié le 07-06-2023 à 08h43
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Il y a tout juste 20 ans, le 7 juin 2003, Justine Henin remportait son premier titre du Grand Chelem, à Roland-Garros. Le rêve d’une petite fille mais aussi la concrétisation d’une promesse faite à sa maman emportée bien trop tôt par la maladie. Derrière ce premier sacre, acquis lors d’une finale à sens unique (6-0, 6-4) face à Kim Clijsters, on retrouve des heures et des heures de travail avec Carlos Rodriguez, son entraîneur de toujours. Vingt ans plus tard, celui qui travaille toujours avec Justine au sein de son académie a ouvert sa boîte aux souvenirs et aux émotions…

Pourquoi Justine a gagné en 2003 et pas avant ?
”C’est le fruit d’un travail qui a commencé en 2001 avec notre départ vers les États-Unis. Au niveau de la préparation physique, on devait faire des changements tout comme au niveau de la mentalité. On a trouvé là-bas une bonne atmosphère de travail. Justine et moi, on avait besoin de voir d’autres choses, de côtoyer des champions, d’être à côté de champions qui connaissaient le parcours pour décrocher un Grand Chelem. Le but était de comprendre et nous inspirer de tout cela, Justine comme joueuse et moi comme entraîneur. Ensuite, il fallait voir si nous étions capables d’intégrer cela pour arriver où Justine est arrivée. C’est un processus entamé deux ans avant son premier titre à Roland. Tu ne sais jamais quand tu vas gagner un Grand Chelem, mais tu dois être prêt.”
"Un processus entamé deux ans avant son premier titre à Roland."
En février 2003, quelques mois avant Roland, il se dit que vous avez eu une sérieuse discussion avec Justine après une défaite contre Kim Clijsters à Anvers.
“En 2001, elle perd contre Kim en demi-finale de Roland alors qu’elle dominait le match. Puis il y a eu des rencontres face aux sœurs Williams et à nouveau Kim où on a encaissé pas mal de défaites. Ce revers à Anvers était le dernier d’une série où je trouvais que Justine n’avait plus d’excuses à avancer. C’était la joueuse la mieux préparée physiquement et elle possédait toutes les armes pour s’imposer. Mais elle n’y arrivait pas. La frustration était grande. On a eu après Anvers une discussion franche et très réaliste. Il n’y a que Justine qui peut expliquer ce que cela a provoqué en elle. Mais cela a été un tournant dans sa carrière.”

Dans quel état d’esprit arrivez-vous à Roland-Garros cette année-là ?
”Ce qui est important dans un Grand Chelem, c’est de pouvoir bien maîtriser tout ce qui se passe autour du joueur. C’est un grand cirque et il faut faire attention à ce que l’entourage ne s’enflamme pas. De notre côté, il n’y avait pas de différence dans notre préparation, dans notre routine de travail.”
”Justine ne savait pas que le Roi venait”
Est-ce qu’il y avait un petit stress avant le premier tour suite à l’élimination l’année précédente à ce stade ?
”Tu as cela dans tous les tournois du Grand Chelem. Les joueurs craignent cette élimination au premier tour. Ton tournoi ne commence qu’après ce premier tour. Il n’y avait pas de stress particulier parce qu’elle avait perdu l’année d’avant. C’était le stress normal d’un premier match de Grand Chelem où tu ne sais pas comment tu vas te sentir. Il y a toute une série d’interrogations qui vont se dissiper après la victoire au premier tour.”
Comment avez-vous vécu la demi-finale contre Serena Williams qui demeurait sur une trentaine de matchs sans défaite en Grand Chelem ?
”C’était compliqué. Justine gagne le premier set et est bien partie dans le deuxième. Je croyais à ce moment-là qu’elle tenait l’Américaine qui, je pensais, ne pourrait pas hausser son niveau, surtout sur terre battue. Mais là, c’est Justine qui a un peu diminué de niveau en mettant le frein à main. Peut-être par respect pour son adversaire. Serena est devenue impériale sur le court avec une domination complète. Mais sur l’ocre, Serena n’est pas parvenue à conserver cette même intensité jusqu’au bout. Il y a eu une brèche et Justine s’y est engouffrée.”

"Heureusement, il n'y avait pas les réseaux sociaux et toutes ces conneries."
Ensuite, comment avez-vous géré la pression avec cette finale 100 % belge, la venue du Roi et des hommes politiques mais aussi la presse qui ne parlait que de cet affrontement avec Kim ?
”C’était particulier mais certainement plus facile que maintenant. Internet n’était pas à l’ordre du jour, ni les réseaux sociaux, ni toutes les conneries qui tournent aujourd’hui. Nous étions épargnés, heureusement. Nous ne lisions aucun journal. Nous n’étions au courant de rien. J’avais demandé à son entourage de ne pas discuter avec elle de cela. C’était interdit. Justine ne savait pas que le Roi venait et n’était pas consciente de l’engouement en Belgique. J’ai essayé de la protéger et d’atténuer cette pression épouvantable.”
"Cette grande finale est devenue une petite finale un niveau de jeu."
Cela n’a pas été une grande finale, mais est-ce que Justine a gagné parce qu’elle était plus forte mentalement ?
”Oui j’en suis convaincu. On a vécu un premier set à sens unique mais pas spécialement parce que Justine jouait très bien. C’est parce que Kim n’arrivait pas à tirer le meilleur d’elle-même dans ces circonstances-là. Cette grande finale est devenue une petite finale un niveau de jeu. Tout ce qu’on avait construit avant pour faire face aux circonstances d’une finale de Grand Chelem a fait la différence. Tout était prévu. Tout était géré, encadré, structurée pour que Justine puisse faire face au maximum d’éléments inattendus. Car dans une finale, il y en a énormément. C’est là où Justine a vraiment eu un ascendant psychologique.”
Après la finale, Justine évoque la promesse faite à sa maman partie trop tôt. Sa maman a toujours été présente dans son esprit lors des centaines d’heures de travail.
”Oui. Quand Justine a gagné le tournoi juniors, on discutait déjà de cela. Elle m’a montré à plusieurs reprises où sa maman était assise avec elle quand elles regardaient un match de Steffi Graf. Cela a représenté un formidable moteur pour Justine et ce n’est pas par hasard que son premier Grand Chelem d’une longue liste ait été remporté à Roland-Garros. C’est un signe du destin. Et comme on dit toujours, sa première fois, on ne l’oublie jamais.”
”10000 personnes sur la Grand-Place, on ne s’y attendait pas”
Ensuite, il y a la réception à la Grand-Place de Bruxelles avec 10000 personnes présentes sur le parvis et vous sur le balcon de l’Hôtel de ville. Comment vit-on cela ?
”On ne s’attendait pas à cela, d’autant plus qu’on a vécu en vase clos pendant toute la quinzaine. Et quand on arrive à Bruxelles, on ne reçoit aucune explication, ni aucun indice d’une telle folie. On nous dit qu’il y a des gens, c’est tout. Mais tu ne t’imagines pas un tel engouement. On rentre à l’hôtel de ville par-derrière et on voyait des drapeaux et des gens. Je me suis dit qu’il y avait un match de foot. À aucun moment, on ne fait la relation avec le titre de Justine. C’est seulement une fois la porte-fenêtre du balcon ouverte qu’on se rend compte. Et c’était impressionnant. Personne ne peut avoir l’habitude de cela. Je me souviens que mon fils avait peur de cette marée humaine qui scandait le nom de Justine mais aussi le mien. Au niveau des émotions, c’était très violent mais surtout inoubliable.”

Et la folie médiatique, comment la gère-t-on ?
”C’était compliqué. Car en réalité, c’est Justine qui a réalisé cet exploit et c’est elle la star. Pas moi. Mais j’ai subi collatéralement beaucoup d’attention car j’étais dans son entourage quelqu’un de très important au niveau des décisions sportives et autres. C’était très difficile pour moi et ma famille de vivre normalement pendant une certaine période. Mes enfants et mon épouse ont souffert de cette situation. Attention, on ne se plaint pas. Mais digérer toute cette médiatisation et cette exposition, cela n’a pas été facile. Nous sommes des gens normaux et on aime notre petite vie tranquille. On aime les gens et on aime faire plaisir mais avec cette folie, à l’époque, on éprouvait du mal à se retrouver entre nous. C’est difficile à comprendre. Quand tu vis cela, tu comprends certains artistes ou sportifs qui sont au bout du rouleau car ils n’ont plus de vie privée. Ce n’est pas facile, il faut se préparer à un tel phénomène. Moi, je ne l’étais pas et j’ai essayé de faire du mieux que je pouvais pour moi, ma famille et Justine. C’est très difficile d’être préparé à cela quand tu es un jeune entraîneur ou une jeune joueuse.”
"Justine est une marraine merveilleuse pour mon fils."
En août 2003, vous devenez papa pour la deuxième fois. Avec votre femme vous demandez à Justine de devenir la marraine de votre fils. On passe là d’une relation de travail à une relation plus forte, plus privée ?
”Le premier titre à Roland-Garros, c’était déjà l’aboutissement de huit ans de travail en commun avec une relation très forte où on a traversé pas mal d’épreuves. Et ma femme possédait une relation différente de la mienne avec Justine, une relation plus proche, une relation extra-tennistique. Ma femme ne parlait pas de tennis avec Justine d’où cette relation plus forte. On va dire que la décision de proposer à Justine ce rôle de marraine était prise avant que je puisse donner mon avis (rires). J’étais très, très content que Justine accepte. Si ma femme a fait cette demande, c’est parce qu’elle pensait que Justine était la personne idéale. Elle ne s’est pas trompée parce que Justine est très proche de son filleul. Et mon fils consulte régulièrement Justine pour des choses de la vie.”
Ce titre en 2003, il change aussi votre carrière ?
”Oui. Quand tu entraînes une joueuse depuis ses treize ans et qu’elle décroche un Grand Chelem, oui cela te change. Cela m’a apaisé. Quand tu as galéré dans ta vie et que tu viens d’où je viens, cela procure un plaisir immense. C’était une sorte de pied de nez à mon enfance et à la manière dont j’ai grandi. J’ai pris du plaisir en travaillant pour atteindre cet objectif et quand celui-ci a été atteint. Je pensais que ce premier titre allait me calmer. Mais pas vraiment, j’en voulais encore plus après.”