Le prono d’Elio, la pique de Wilmots à Lukaku, l'ovation des journalistes: retour sur la naissance de la génération dorée en Croatie
La génération dorée est née en Croatie et pourrait s'éteindre contre la Croatie. Récit de cet inoubliable match d'octobre 2013...
Publié le 01-12-2022 à 12h57
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Sans victoire, ce Croatie – Belgique risque d’être la fin de la 'génération dorée', 3 305 jours après son premier exploit. Le 11 octobre 2013, Romelu Lukaku qualifiait les Diables rouges pour le Mondial 2014, et cela après 12 ans d’absence. L’adversaire ? Eh oui, la Croatie. Représentée par trois journalistes, la DH était déjà aux premiers rangs lors de ce voyage pluvieux à Zagreb. Reconstitution d’un déplacement mémorable.
Le 9 octobre, 17h30. Contrairement aux habitudes, les Diables prennent l’avion à l’avant-veille du match parce qu’il existe un risque de grève à l’aéroport, le 10 octobre. En bon père de famille, Marc Wilmots ne veut pas mettre en danger la préparation du match de l’année. La Belgique a engrangé 22 points sur 24 en campagne de qualification – la Croatie est venue faire un nul à Bruxelles (1-1) - et il reste deux matchs au programme : en Croatie et à domicile contre le pays de Galles. Un point suffit pour aller au Brésil.
Mais pas question, pour Wilmots, de jouer pour un point en Croatie. “Si je dis ça à mes joueurs, ils me coupent la tête”, dit-il à son dernier point de presse sur le territoire belge. Ses jeunes lions ont une énorme rage de vaincre, ils ne veulent pas jouer à l’ancienne et construire un mur devant le jeune Thibaut Courtois (21 ans), qui n’a encaissé que deux buts en huit matchs.
Lukaku doit mieux utiliser son corps. Dans ce domaine, Benteke est meilleur que lui.
Quelques éléments clé manquent à bord de l’Airbus A320 en direction de Zagreb, qui décolle sous les applaudissements de 2 000 supporters sur le tarmac de l’aéroport de Zaventem, un challenge qui avait été lancé par Jan Vertonghen et Nacer Chadli dans le cadre des “Défis des Diables”. Les absents sont Kompany et Benteke, blessés. L’absence de Benteke est un coup dur pour Wilmots : le joueur d’Aston Villa est son attaquant numéro 1 pendant cette campagne. Logiquement, son remplaçant en Croatie devrait être Romelu Lukaku. Mais aussi bien dans son entretien avec Lukaku que dans son discours à la presse, Wilmots refuse de confirmer qu’il optera pour l’attaquant prêté par Chelsea à l’Everton de… Roberto Martinez.
Pire encore : Wilmots n’hésite pas à allumer son jeune attaquant, qui attend encore son premier but en match de qualification. “Il ne doit pas seulement penser à marquer, il doit aussi apprendre à ne pas perdre si vite le ballon, dit Wilmots. Il doit mieux utiliser son corps. Benteke est beaucoup plus fort que lui dans ce domaine.”
Confronté avec ces propos, Romelu (20 ans) réagit de façon vexée. “Je ne suis pas d’accord avec ce que dit le coach. Je garde déjà beaucoup mieux le ballon. Et à Everton, j’ai un entraîneur pour attaquants qui s’occupe beaucoup de moi.” À ce moment-là, il a marqué quatre buts pour Everton. “Il est le meilleur attaquant de Chelsea”, titrent les tabloïds anglais, vu que Fernando Torres, Demba Ba et Samuel Eto’o, qui sont restés à Chelsea, n’ont pas encore inscrit quatre buts à eux trois. Mais José Mourinho ne s’est toutefois pas opposé à une location de Big Rom. Son tir au but décisif raté en finale de la Supercoupe d’Europe avec Chelsea contre le Bayern (2-2 et 4-5 après tirs au but) a précipité son départ.
Le cas-Lukaku n’est pas le seul souci de Wilmots. Quatre de ses joueurs reçoivent très peu temps de jeu dans leur club. Toby Alderweireld a joué zéro minute avec l’Atletico Madrid, Thomas Vermaelen 10 minutes avec Arsenal, Kevin De Bruyne 133 minutes avec Chelsea et Daniel Van Buyten 180 minutes avec le Bayern Munich.
Nous avons plus de qualité que la Belgique.
Le 10 octobre, 13h00. La Croatie donne sa conférence de presse dans le vieux Stade Maksimir du Dinamo Zagreb, où le match aura lieu. La tension est tangible. Le coach fédéral Igor Stimac est la tête de Turc du pays après la défaite contre l’Écosse (0-1) en juin. Il répond sans langue de bois aux questions de la DH. “C’est vrai que le stade sera à moitié vide, mais ce n’est pas plus mal, vu l’ambiance négative qui règne dans ce pays. En Belgique, l’atmosphère est beaucoup plus positive.” Et quand on le confronte avec une déclaration de sa star Luka Modric, qui a dit que les joueurs n’évoluent pas à leur meilleure position sous Stimac, il réplique : “C’est moi qui décide de la tactique et personne d’autre.”
Modric avait d’ailleurs fait une autre déclaration forte, mais alors destinée à la Belgique: “Nous avons plus de qualité que la Belgique.” Et Davor Suker, le meilleur buteur au Mondial 1998 et à ce moment-là le président de la fédération, y rajoutait une couche. “La Belgique n’a eu qu’un adversaire difficile jusqu’à présent — la Croatie - et elle n’a pas pu nous battre dans ses propres installations. On a toutes nos chances de gagner.”
Le 10 octobre, 18h00. Confronté aux mots de Modric et Suker, Wilmots accepte le rôle d’underdog. “Ils ont raison. Mon équipe n’a encore rien atteint du tout. La Croatie est 6e au ranking FIFA, nous 10e. La Croatie est favorite.”
Tout comme en Écosse (0-2), Wilmots ouvre l'entraînement au public, au plus grand plaisir des dizaines de supporters belges déjà présents à Zagreb. Mais lors des petits matchs, les couleurs des chasubles ne révèlent rien sur le onze de base. La question principale est la suivante : qui de Chadli, Dembélé ou Defour renforcera l’entrejeu aux côtés de Witsel et Fellaini ?

Le 10 octobre, 23h30. En rentrant à notre hôtel après un repas au centre-ville, on tombe sur une tête connue. Celle d’Elio Di Rupo, notre Premier ministre. Caché sous un parapluie – il n’arrête pas de pleuvoir à Zagreb – et accompagné par un garde du corps, Di Rupo répond volontiers à nos questions. Et il conclut par : “Mon prono ? 1-2 !"
Le 11 octobre, 16h00. Au moment où le car des joueurs est prêt à partir vers le stade, Wilmots annonce le onze de base à son groupe. Lukaku est au coup d’envoi, tout comme Lombaerts, qui est préféré à Vermaelen. Et l’entrejeu sera composé de l’ancien triangle du Standard : Witsel – Fellaini - Defour. Une demi-heure plus tard, lors de l’arrivée au Stade Maksimir, Lukaku est agréablement surpris de voir des dizaines de cars avec numéro d’immatriculation belge sur le parking. Ils auront roulé pendant 19 heures. En tout, 2 000 Belges prendront place dans la tribune non-couverte derrière le gardien Pletikosa.

Le 11 octobre, 18h00. Après à peine 20 secondes de jeu, Vertonghen annonce la couleur. Il tacle correctement mais agressivement Ivan Perisic (Wolfsbourg). À la 15e, ce même Perisic offre le ballon à Defour, qui lance parfaitement Lukaku. Lovren et Corluka n’ont pas la vitesse pour rattraper notre buteur à la coupe rasta. Il se joue du gardien et place le ballon dans le but vide (0-1). Sa joie est intense. Il invite ses coéquipiers à fêter le but avec lui sur la piste d’athlétisme, devant les fans belges.
Ce soir-là, Eden Hazard prend le dessus sur son futur coéquipier Modric.
La Belgique laisse le ballon aux Croates, mais leur plaque tournante Modric ne reçoit pas un centimètre d’espace du pitbull Defour. Crête sur la tête, Defour ressemble plus à un des milliers d’Ultras croates qui sifflent leur propre équipe. Un autre guerrier belge sort du lot sur le terrain gorgé d’eau: Marouane Fellaini sort un match extraordinaire. Sa reprise de la tête fait presque mouche. Et Eden Hazard est brillant: il se faufile partout. Ce soir-là, il prend clairement le dessus sur Luka Modric, son futur coéquipier. Modric venait de signer au Real, en 2013.
Mais le moment du match, lui, a lieu après 37 minutes et 15 secondes. De Bruyne récupère un ballon dans son propre rectangle, trouve Witsel, qui lance Lukaku qui est à 70 mètres du but. 13 secondes après la touche de balle de De Bruyne, le ballon se retrouve dans les filets. À 16 ans, lors d’un Dinamo Zagreb – Anderlecht dans ce même stade, Romelu avait offert le 0-2 à Jonathan Legear avec un sprint similaire.
Pendant que Romelu officie de DJ, Wilmots rentre dans le vestiaire avec des félicitations du Roi.
Le 11 octobre, 18h50. Dans le vestiaire, un des joueurs trouve que la Belgique ne joue pas assez au football. Wilmots n’en revient pas et ne change pas la tactique. Les Belges contrôlent la deuxième mi-temps. Hazard (sur coup franc) et encore Fellini loupent de justesse le 0-3. Le but tardif de Kranjcar (1-2) ne change plus rien. Le banc se sert des bouteilles d’eau pour donner une douche à Marc Wilmots, déjà tout trempé par la pluie.

Le 11 octobre, 19h55. Pendant de longues minutes, les supporters chantent “Lukaku olé olé” et surtout “Brasil, lalalalalalalala…”. Les joueurs, eux, dansent sur la piste d’athlétisme. La fête se poursuit dans le vestiaire, où un certain Elio Di Rupo reste pendant un quart d’heure. Steven Defour dévoilera que le Premier ministre a dansé avec les joueurs sur le rythme des chansons du DJ Romelu, qui avait opté pour des tubes de Jay-Z, Kanye West, 50 Cent et Drake. À sa sortie du vestiaire, Di Rupo a d’ailleurs reçu des félicitations de la DH. Son prono était le bon !

Marc Wilmots, lui, rentre dans le vestiaire avec un message royal. “Les gars, je viens d’avoir le Roi au téléphone. Il nous félicite pour notre qualification et pour notre parcours. Et il nous souhaite bonne chance au Brésil!” À sa conférence de presse, il reçoit une ovation des journalistes. Lukaku, lui, était le joueur le plus entouré lors de sa sortie des vestiaires. “J’étais en troisième année quand la Belgique a joué sa dernière Coupe du monde… Je pouvais regarder les matchs contre le Japon et le Brésil, puis je devais aller étudier.”

Le 11 octobre, 23h00. Pendant le vol retour, les photographes s’amusent. Wilmots et Borkelmans boivent du champagne, Hazard, Van Buyten, Mirallas et Guillaume Gillet mettent des lunettes aux couleurs du Brésil, De Bruyne et Mertens font des grimaces d’adolescent et Lukaku montre son plus grand sourire. Au retour à Zaventem, des centaines de supporters ont quitté les grand-places avec écran géant pour venir accueillir les nouveaux héros de la nation.
Ce 11 octobre 2013, une génération en or était née. Pourvu que sa magnifique histoire ne s’arrête pas le 1er décembre 2022 face à cette même Croatie…