DÉCRYPTAGE | Le football féminin à la croisée des chemins?
Le football féminin belge s’avance-t-il vers une saison charnière? Refonte du championnat, diffusion télé et initiations diverses alimentent de grandes ambitions.
Publié le 09-06-2020 à 22h00
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L’objectif chiffré est très audacieux. De 39 900 joueuses affiliées en 2019, l’Union belge souhaite atteindre 80 000 d’ici 2024. Un plan d’actions bâti sur plusieurs piliers a été mis en place (lire par ailleurs) par la Fédération et Katrien Jans, nouvelle responsable du football féminin en Belgique.
Elle sait pertinemment que l’une des priorités est d’élargir la base et d’inverser la pyramide des âges. Mais l’exemple et la motivation doivent venir d’en haut. D’où l’objectif de faire évoluer l’équipe nationale, les Red Flames, et de la faire grimper du top 15 au top 8 au ranking FIFA.
«Le championnat à six étant barbant»

Un autre cheval de bataille consiste à redynamiser la Super League, l’élite du football féminin chez nous. Quelques années après avoir subi l’arrêt de la BeNeLeague, l’équivalent de la D1A masculine est clairement sous-développé aujourd’hui. La Super League arrive probablement à une année charnière avec, comme principale évolution, dès 2020-2021, le passage de six à dix équipes. Zulte Waregem, Alost, le Fémina White Star Woluwe et Charleroi intégreront l’élite (voir tableau)
«C'est une bonne chose, je suis très content de cette décision, lance Patrick Wachel, l'entraîneur d'Anderlecht, qui vient de remporter haut la main un troisième titre consécutif malgré l'arrêt de la compétition dicté par le coronavirus. Le championnat à six était barbant (sic).»
L'enthousiasme trouve échos au Fémina White Star Woluwe, deuxième du dernier championnat de D1, soit le deuxième échelon national. «On plafonnait en D1 depuis trop longtemps mais on songeait à franchir le pas vers la Super League depuis quelques années, assure, heureux, le président Jean-Jacques Collin. Le frein a toujours été financier car, contrairement aux équipes qui dépendent d'un club de D1A, nous ne recevions pas le subside de la fédération (environ 50 000€). À partir de cette saison, toutes les équipes y auront droit.»
Ce qui soulagera les finances, naturellement. Et ce qui a permis au club bruxellois, très actif dans la formation des jeunes, d’obtenir la licence pour la Super League en avril dernier.
Nivellement par le bas?
En intégrant quatre nouvelles équipes d'un coup se pose légitimement la question de l'impact sur le niveau global de la division. «Je ne suis pas convaincu qu'il va baisser significativement, estime Patrick Wachel. Zulte Waregem (NDLR: qui a déjà connu l'élite dans le passé), Alost et Woluwe ont beaucoup transféré. Ces équipes devront s'adapter au niveau, bien sûr, mais je pense que d'ici deux ou trois saisons, l'écart s'amenuisera. C'est une étape dans le processus de développement. Il faut être patient.»
Le président du White Star prône lui aussi la patience: «Peut-être que ce passage à dix va diminuer un peu le niveau global, mais cela ne durera qu'un temps. D'autant que, selon moi, le top de la D1 est déjà en mesure de se maintenir en Super League.»
Cécile De Gernier, l'une des «dinosaures» du football féminin en Belgique, est un peu moins optimiste. «J'ai l'impression que certains clubs ne se rendent pas compte de l'écart entre D1 et Super League. Anderlecht, qui investit et qui recrute des internationales (NDLR: le nom de Tessa Wullaert a été évoqué), risque de manquer de concurrence. Je ne serais pas étonnée de voir des scores énormes la première saison… Mais à plus long terme, ce passage de six à dix est une excellente chose pour le championnat et le développement de notre sport. Ceci dit, le club devrait développer davantage son académie, qui ne compte qu'une équipe…»
Retenir les leçons de la BeNeLeague
Joueuse du Standard Fémina et ancienne internationale, Cécile De Gernier compare l'évolution de la Super League à ce qu'elle a connu à l'époque de la BeNeLeague. «Pendant les trois ans de la BeNeLeague, ce sont surtout les équipes hollandaises qui dominaient le championnat, mais elles nous tiraient vers le haut. Les meilleures équipes belges ont appris, ont grandi. Le niveau a chuté quand on est revenu à un championnat 100% belge. Désormais, ce sont les équipes montantes de D1 qui vont devoir être tirées vers le haut par les top clubs de Super League.»
Patience et indulgence, des maîtres mots universels.

Au Sporting de Charleroi, tout le monde n'a pas été pleinement convaincu tout de suite par le projet de lancer une section féminine. Le chantier s'annonçait énorme. Mais avec un administrateur-délégué qui est aussi président de l'Union belge et membre du conseil d'administration de la Pro League, il fallait montrer l'exemple. «Ce projet sportif et sociétal nous tient à cœur», insiste Mehdi Bayat.
Car si Charleroi a reçu l'accord pour pouvoir aligner une équipe directement en Super League (ce qui a fait grincer quelques dents dans d'autres clubs), le Sporting ouvre également une académie nettement moins élitiste. «Contrairement au centre de formation des garçons, notre école de football pour les filles sera ouverte à toutes, peu importe le niveau», explique Pierre-Yves Hendrickx. Pour ce faire, Charleroi s'est greffé à la Girls Foot Academy de Monceau, qui comptait déjà pratiquement 200 joueuses. «C'est un projet énorme sur lequel on travaille depuis des mois».
L'équipe première, elle, sera parachutée au top niveau belge. Il a donc fallu créer un noyau compétitif en partant de zéro. Plusieurs transferts ont déjà été réalisés. «On table sur un noyau de vingt joueuses. Elles bénéficieront d'un encadrement professionnel avec T1, T2, T3, entraîneur des gardiens, kinés, médecins (NDLR: comme l'oblige la licence) Le premier objectif sera le maintien. Nous alignerons aussi une équipe en P1, une en P2 et une réserve.»
Identité spécifique à Bruges
D'autres clubs ont pris le pari de faire fructifier leur section féminine. Dont le FC Bruges, coaché par Léo Van der Elst et qui a découvert la Super League la saison dernière. Le club a récemment créé un naming expressément pour son équipe féminine. Son nom: Club YLA, référence à Yvonne Lahousse, «une des femmes fortes de l'Histoire brugeoise». Une manière d'appuyer son identité.
L'éternelle réticence
En octobre dernier, l'Union belge a lancé le projet «The World at our feet» (Le monde à nos pieds), en collaboration avec ses ailes francophone (ACFF) et flamande (Voetbal Vlaanderen). L'objectif avoué est ambitieux: doubler le nombre d'affiliées de 5 à 12 ans d'ici 2024.
Elles étaient 22 000 en 2013, 32 000 en 2017 et sont presque 40 000 aujourd'hui. Le but est d'atteindre 80 000 dans quatre ans. «Bien que de plus en plus de filles se soient mises à jouer au football, nous constatons qu'elles ne représentent pas encore 10% de tous les joueurs», chiffre Katrien Jans, manager du football féminin à l'Union belge.
«Nous investirons au minimum trois millions d'euros dans ce plan d'action au cours des deux prochaines années», a annoncé la fédération, qui a bien compris qu'il était temps d'agir et de surfer sur la vague des Red Flames, mais aussi des Diables rouges.
Plusieurs actions ont été lancées dont des initiations entourées par des Red Flames dans 100 écoles qui ont rentré une candidature (majoritairement en Flandres). Mais aussi des tournois exclusivement réservés aux filles de 7 à 11 ans, organisés dans plusieurs clubs aux quatre coins du pays; ainsi que l'opération Playmakers Disney lancé par l'UEFA. Toutes ces actions ont été perturbées par la crise du coronavirus mais seront relancées dès le mois d'août, ou début septembre.
Mais pour les acteurs de terrain, un point global reste à améliorer: la mentalité. «Beaucoup de personnes continuent de penser que le football n'est pas fait pour les filles, regrette Jean-Jacques Collin. Et beaucoup de parents sont encore réticents à l'idée que leur fille pratique le football. Ils préfèrent le hockey, le tennis, la natation… Par rapport aux États-Unis ou les pays d'Europe du Nord, on est en retard.»
L'entraîneur des Mauves, Patrick Wachel, abonde mais nuance: «Les parents acceptent un peu plus facilement qu'avant que leur fille choisisse le football. Mais il reste du chemin à parcourir. Par contre, il faut le souligner: le niveau de la formation s'est amélioré, et les joueuses sont donc meilleures.»
Budget et image de marque
À part OHL, jusqu'ici, pourquoi retrouve-t-on principalement les clubs du G5 masculin en Super League? «Cela fait partie de l'image de marque», pense Cécile De Gernier, tout en rappelant que des clubs comme le Standard et Gand font partie des pionniers. «Dans le milieu, beaucoup de gens font semblant d'être intéressés par le football féminin parce que ça fait bien (sic), mais combien le sont vraiment?», interpelle un autre interlocuteur.
Au-delà de l'image de marque, comme chez les hommes, l'argent reste le nerf de la guerre et peu de clubs sont capables d'investir sur plusieurs tableaux. Et on préfère ne pas trop en parler. «Je peux simplement vous dire qu'on a triplé notre budget pour la Super League», glisse le président du Fémina White Star Woluwe.
En Belgique, très peu de joueuses vivent du football. Les rares professionnelles toucheraient entre 1500 et 2000€ par mois, avec possibilités d'autres avantages pour les étrangères (appartement, voiture…), mais la grande majorité des joueuses de notre championnat sont amateurs ou semi-pros. Elles s'entraînent après leur journée de travail ou d'étude. Les semi-pros gagneraient entre 500 et 800€ par mois. Parfois 1 000€. Loin, très loin des standards masculins. «Il faut être réaliste: on ne remplit pas le Lotto Park et on ne vendra jamais une joueuse à 20 millions d'euros comme un Youri Tielemans, tempère Patrick Wachel. Mais le club progresse et on sent que l'équipe féminine fait partie intégrante du club. Depuis son arrivée, Marc Coucke (NDLR: toujours propriétaire mais plus président) a beaucoup investi pour nous offrir de meilleures conditions. Il nous considère véritablement. Ça commence à être le cas ailleurs aussi, et c'est tant mieux.»

C'est une grande nouveauté prévue dès la saison 2020-2021: Eleven Sports, le nouveau détenteur des droits télé pour la Pro League, diffusera des matches de Super League en direct et en intégralité. «C'est une super nouvelle, il était temps qu'un média prenne ses responsabilités», commente Cécile De Gernier. «Ces retransmissions pourraient susciter l'intérêt de sponsors», espère Patrick Wachel.
Pour l'heure, des discussions doivent encore se tenir entre Eleven, la Pro League et la Fédération pour établir le nombre exact de matches qui seront diffusés, mais il est déjà acquis qu'Eleven diffusera chaque lundi les moments forts du week-end, ainsi qu'un magazine exclusivement dédié au football féminin en semaine.
Des discussions sont également en cours pour une collaboration avec La Tribune (RTBF).