En visite chez Francesco Moser : “Remco doit essayer le record de l’heure mais Ganna a mis la barre très haut”
En visite chez Francesco Moser, l’homme aux 273 victoires professionnelles, et vainqueur du Tour d’Italie 1984.
Publié le 13-05-2023 à 09h16
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Dans dix jours, le Giro arrivera à Monte Bondone, à moins de 30 kilomètres de chez Francesco Moser. Nous avons profité de l’occasion pour aller rendre visite à l’ancien champion italien (72 ans le mois prochain), présent durant les trois semaines en tant que représentant d’un sponsor de l’épreuve. Reconverti dans le vin – sa société produit quelque 200000 bouteilles par an – l’homme aux 273 victoires professionnelles, toujours très affûté, nous a accueillis dans son immense propriété sur les hauteurs de Trente. Au cœur de 25 hectares de bois et de vignes. Il n’a pas hésité à nous montrer la chapelle qui se trouve toujours au sein de sa maison avant de parler de vélo. Avec emphase et enthousiasme. En joignant les gestes à la parole. Le tout dans un français impeccable.
N’avez-vous jamais voulu être directeur sportif ou sélectionneur italien ?
”Non, tout cela ne m’a jamais intéressé. J’aimais rouler à vélo, faire de la compétition. Mais rester dans une voiture, non. Mon papa m’a transmis la passion pour les vignes et cela m’a semblé évident de racheter cette propriété dès que j’ai mis un terme à ma carrière en 1988. Quant au poste de sélectionneur national, très peu pour moi. Non, vraiment, le vélo, je le suis encore tous les jours et je reste passionné mais je ne ressens pas le besoin de vivre aux côtés du peloton au quotidien.”
Vous comptez 273 victoires à votre palmarès…
”Oui, je sais. Je n’ai jamais eu l’impression qu’il y en avait autant. Il faut croire que mes duels avec Roger De Vlaeminck, qui roulait beaucoup en Italie, m’ont permis de me faire une telle carte de visite. On s’est tiré la bourre plus d’une fois, lui et moi. Je roulais beaucoup en Italie et en Espagne, moins en Belgique. À part le Tour de Belgique, que j’ai fait une fois, je pense n’y avoir roulé que des courses d’un jour. Mais à l’époque, nous participions aussi à pas mal de critériums.”
Vous souvenez-vous de votre première victoire professionnelle ?
”C’était en Italie en 1973 et quelques semaines plus tard, je remportais une étape du Giro alors qu’Eddy Merckx portait le maillot rose. Je crois que nous étions arrivés à trois, avec trente secondes d’avance sur le Cannibale. J’avais vu ça comme un exploit. Quelques années plus tard, je gagnais le Tour de Toscane au même endroit.”
Et la dernière victoire de votre carrière ?
”C’était un circuit à Hamilton, au Canada, sur le parcours des championnats du monde. Mon frère était prêtre là-bas, à Toronto, et il m’avait demandé de venir. Or j’étais en pleine forme après avoir fait le record de l’heure à Stuttgart. C’était pendant le Tour d’Italie 1988.”
Aucun Italien n’a gagné plus de courses que vous. Quel sentiment cela vous procure-t-il ?
”Bien sûr, j’en suis fier. C’est difficilement envisageable aujourd’hui. D’accord, il y a des courses partout dans le monde dès le mois de janvier mais la majorité des coureurs sont plus sélectifs qu’à mon époque. Il est devenu difficile de courir aux quatre coins du globe durant toute l’année. Franchement, je ne vois aucun Italien battre mon record dans les prochaines années. Ce record, je n’y ai jamais pensé quand j’étais coureur. C’est avec le recul, parce qu’on m’en parlait, que j’ai vraiment pris conscience que 273 victoires, ce n’est pas rien. En plus, j’ai gagné plusieurs fois des Six Jours mais ils ne sont pas comptabilisés.”

Que vous a apporté Eddy Merckx dans votre carrière ?
”Quand j’ai commencé à courir, Merckx était déjà Merckx. C’était le roi du peloton. Vous savez, je l’ai vu en tant que jeune spectateur gagner son premier Tour d’Italie. Alors, rouler contre lui quelques années plus tard, c’était impressionnant. Mon premier souvenir commun date de la Flèche wallonne 1973 gagnée par André Dierickx. Merckx marchait très fort mais j’avais terminé dans le même groupe que lui. J’étais si fier.”
Et De Vlaeminck ?
”Il était toujours en Italie. C’est d’ailleurs lui qui détient le record de victoires à Tirreno-Adriatico.”
Puis est née votre rivalité avec Giuseppe Saronni…
”Ah lui ! Un type spécial, vraiment. Après notre carrière, il y avait enfin du respect entre nous. Mais il a fait récemment une sortie incompréhensible dans les médias. Depuis, je ne veux plus entendre parler de lui. Passons à un autre sujet, merci !”
"Pour un Italien, il n’y a rien de plus grand que le Tour d’Italie. "
Quelle est la plus belle victoire de votre carrière ?
(sans hésiter) “Le Tour d’Italie (NdlR : il l’a gagné en 1984). Pour un Italien, surtout à mon époque, il n’y a rien de plus grand. Cela a plus de valeur que mon titre de champion du monde. Parce que cela prouve que j’ai pu être le plus fort sur une course de trois semaines. Et dans mon pays, avec la pression… Il faut vous imaginer ce que ça représentait pour nos sponsors italiens… Je suis aussi très fier d’avoir porté aussi souvent le maillot rose. Seul Merckx a fait mieux que moi à ce niveau-là. J’ai toujours dû faire le Tour d’Italie à bloc.”
Du coup, vous n’avez fait le Tour de France qu’une seule fois…
”Oui, parce que c’était impossible d’enchaîner les deux à fond. Mais je ne le regrette pas du tout.”
"Aujourd’hui, même Eddy Merckx aurait plus de difficultés à gagner."
Comment fait-on pour gagner le Tour d’Italie sans être un très bon grimpeur ?
”Cette année-là, le Giro n’était pas spécialement difficile. Les organisateurs avaient bien fait les choses pour moi (il rit). Je ne voudrais pas prendre le départ du Giro aujourd’hui parce que le parcours est complètement fou. L’année de ma victoire, il y avait 30000 mètres de dénivelé positif. Cette année, il y en aura plus de 50000 ! J’espère qu’Evenepoel a bien reconnu toutes les étapes de montagne parce que ça va être très, très costaud. Ces dernières années, le Giro est fait pour les vrais grimpeurs. Ce, même s’il y a trois contre-la-montre. Aujourd’hui, même Eddy Merckx aurait plus de difficultés à gagner, tellement ça grimpe fort et tout le temps.”
Vous parlez beaucoup de votre victoire au Tour d’Italie mais ceux qui deviennent champions du monde disent qu’il n’y a rien de plus beau…
”Mais c’est une course d’un jour ! Comme chaque monument, c’est incomparable avec une épreuve qui s’étale sur trois semaines. Pour gagner un tour de 21 jours, il faut vraiment être le plus fort sur une longue période. Ça a une tout autre signification à mes yeux. Même pour le prestige, gagner le Tour, le Giro ou la Vuelta, c’est incomparable. À condition de ne pas gagner que ça, bien sûr. Tao Geoghegan Hart a gagné le Giro mais j’attends qu’il remporte une autre grande course avant de pouvoir dire que c’est un champion.”
Quelle course regrettez-vous de ne pas avoir gagnée ?
”Le Tour des Flandres. J’ai été deuxième à plusieurs reprises et ça manque à mon palmarès. Mais si je pouvais changer quelque chose à ma carrière, je n’aurais peut-être pas fait autant de Six Jours durant l’hiver.”
Auriez-vous aimé être coureur professionnel en 2023 ?
”Je ne sais pas. Tout est si différent. Je ne suis pas certain que j’aimerais faire du vélo avec des oreillettes. Sans doute que le matériel moderne me plairait bien mais les sacrifices consentis depuis leur plus jeune âge par les cyclistes actuels doivent être pesants à la longue. Plus rien n’est laissé au hasard. Mais n’allez pas croire que je n’aime pas le vélo d’aujourd’hui ! Au contraire ! Il est très spectaculaire et j’ai aussi eu une préparation draconienne pour mon record de l’heure. Durant trois mois, j’ai vécu comme un ascète. Mais faire ça toute l’année, je n’aurais pas pu, je pense.”
Dans le peloton actuel, qui vous ressemble le plus ?
”Il y avait Alejandro Valverde. Depuis qu’il a arrêté, je ne me reconnais dans personne. Je pense que j’avais la même mentalité que Tadej Pogacar mais il est beaucoup plus fort que moi en montagne. Même Primoz Roglic m’est supérieur dans ce domaine. Remco ? Il a gagné la Vuelta d’une très belle manière mais le Giro, c’est encore autre chose. Il y a énormément de montagnes. Mais j’aime ces champions d’aujourd’hui. Et je ne voudrais surtout pas oublier les deux autres là, Wout van Aert et Mathieu van der Poel. Quel plaisir de les voir batailler ! Comme coureur, je préfère van Aert mais van der Poel a pris de l’avance sur lui.”
"Un solo comme celui de Remco Evenepoel l’an passé au Mondial restera dans les annales."
Aujourd’hui, on n’hésite plus à partir de très loin.
”Oui, et j’adore ça. Un solo comme celui de Remco Evenepoel l’an passé au Mondial restera dans les annales. Quel spectacle ! Et puis, son attaque dans la Redoute lors de Liège-Bastogne-Liège. Il était au sprint alors qu’il restait encore beaucoup de kilomètres. On aurait dit qu’il sprintait pour le maillot de meilleur grimpeur (il rit).”
La Belgique compte quatre coureurs dans le top 8 mondial…
”Oui, ce n’est pas surprenant. La Belgique est le pays du vélo. En Italie, on doit être jaloux de votre réussite. Avant, on avait tout, les champions, les équipes, les courses. Maintenant, plus rien. C’est triste. Quand j’ai commencé à courir, beaucoup de coureurs cherchaient à venir rouler en Italie. Tout ça est loin.”
Qu’est-ce qui vous impressionne chez Remco Evenepoel ?
”Son tempérament. Il n’a peur de rien et attaque de partout en obtenant des résultats. Il parvient à se focaliser sur des objectifs en se montrant très discipliné. Et puis, il a un mental de fer. C’est un coureur à part. Vraiment.”
Pensez-vous que Remco Evenepoel doit essayer le Tour des Flandres ?
”Un jour, s’il en a envie, pourquoi pas ? Mais, pour le moment, avec Pogacar, van der Poel et van Aert, cela semble chasse gardée.”
Et le record de l’heure de Ganna ?
”Ganna a poussé un immense braquet pour établir son record. Ce sera très difficile de le battre. Il faudrait pousser encore plus grand et, ça, ce n’est pas donné à tout le monde. Et maintenir une position aérodynamique pendant une heure ! Je suis persuadé que ce genre d’efforts convient à Remco mais Ganna a mis la barre très haut. Et puis, n’oubliez pas que l’Italien est un des meilleurs pistards du monde ! Il savait parfaitement comment gérer un effort qui est si particulier. Le record de l’heure, c’est très spécial, ce n’est pas le plus amusant.”
