Natalya Dobrynska : “Cela ne me dérangerait pas que Nafi Thiam s’empare de mon record du monde”
Onze ans après son exploit au pentathlon, l’Ukrainienne, qui vit à Chypre depuis le début de la guerre, est de retour à Istanbul. La championne olympique 2008 nous a accordé un rare entretien.
Publié le 02-03-2023 à 19h13
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Onze ans après avoir été l’hôte des championnats du monde en salle, la ville d’lstanbul accueille depuis ce jeudi les championnats d’Europe indoor. Un rendez-vous que Natalya Dobrynska n’aurait voulu manquer pour rien au monde : c’est en effet là que l’Ukrainienne a établi le record du monde du pentathlon (5 013 points) en 2012.
”Bien sûr, je serai présente !” nous dit l’ancienne athlète, âgée de 40 ans. “Istanbul est une ville vraiment très particulière pour moi. Et cette salle où a lieu la compétition me renvoie à d’excellents souvenirs. L’athlétisme a été ma vie pendant tellement d’années.”
En quelle qualité serez-vous présente ?
”Je suis vice-présidente de la fédération d’athlétisme et donc encore impliquée dans ce milieu. Je serai à Istanbul avant tout pour soutenir nos athlètes. Pour nous, Ukrainiens, la situation est terrible, nous sommes un pays en guerre et je trouve qu’il est important de marquer notre soutien aux athlètes, mais aussi de véhiculer un message de paix partout où nous allons. Pour que cesse enfin cette guerre absurde.”
Habitez-vous toujours en Ukraine pour le moment ?
”Non, depuis le début de la guerre, mon mari, mes trois enfants et moi nous nous sommes installés à Chypre. C’est un endroit où beaucoup d’Ukrainiens se rendent en hiver pour y chercher le soleil. Dans le cas présent, nous sommes venus y trouver la paix et une bonne éducation pour nos enfants. Ils sont âgés de trois, six et huit ans et ils sont notre priorité absolue. Nous tenions à ce qu’ils continuent à aller à l’école. Mon mari fait toujours des affaires en Ukraine, où il retourne fréquemment, et moi-même j’y retourne une ou deux fois par mois pour mon travail à la fédération. Que voulez-vous, il faut bien aller de l’avant… (elle soupire) Nos sportifs sont fantastiques, je les admire beaucoup pour la volonté dont ils font preuve dans l’adversité. Nous avons dix athlètes à Istanbul.”
Comment allez-vous vivre cette compétition, et en particulier le pentathlon ?
”Avec beaucoup de stress, comme à chaque fois. Chaque année, je me demande si mon record du monde sera battu et qui sera en mesure de le battre ! Cela me met dans un état pas possible. Dernièrement, j’ai encore suivi le pentathlon de l’Américaine Anna Hall, j’étais tellement nerveuse ! Rendez-vous compte, il s’en est fallu de quelques points seulement (Ndlr : elle a totalisé 5 004 unités). En 2015, à Prague, c’est Katarina Johnson-Thompson qui avait atteint 5 000 points, là aussi je l’avais échappé belle.”
“Chaque année, je me demande si mon record du monde sera battu et qui sera en mesure de le battre. Suivre les compétitions me met dans un état pas possible !”
Pensez-vous que le moment de céder le record à quelqu’un d’autre est arrivé ?
”C’est ce que je me dis à chaque fois ! (rires) Mais cela fait onze ans qu’il tient bon. Des athlètes s’en sont approchées, mais le record résiste. Je ne vais pas m’en plaindre. Mais il sera bien battu un jour, c’est logique, et pourquoi pas ce vendredi à Istanbul ? Nafi Thiam devrait en être proche, mais elle ne devrait pas être la seule et je supporterai toutes les filles du pentathlon parce que je sais ce qu’elles ressentent.”

Suivez-vous de près la carrière de Nafi ?
”Oui, même si nous n’avons pas eu l’occasion de nous croiser sur la piste. Je suis ses résultats en championnats et je vois parfois des images de ses entraînements sur Instagram. Elle est très belle, très athlétique, et elle allie l’esthétique à l’efficacité. J’adore la voir à l’œuvre !”
“Nafi est très belle, très athlétique, et elle allie l’esthétique à l’efficacité. J’adore la voir à l’œuvre !”
Sachant qu’elle a changé d’entraîneur et qu’elle n’a pas fait de compétition de préparation, en faites-vous malgré tout votre favorite de ce pentathlon ?
”Dans les épreuves combinées, on ne sait jamais ce qu’il peut arriver ! Je crois que ce sera assez serré pour la victoire où il y a plusieurs candidates. Si Nafi s’estime prête pour défendre ses chances et qu’elle est présente en Turquie, elle est automatiquement l’une des favorites. Elle a fait ce qu’elle estime le meilleur choix pour sa carrière, il faut le respecter. Pour la Belgique, ce serait en tout cas formidable de compter à nouveau deux filles sur le podium comme en 2021. Pour ma part, malgré la nervosité, je vais profiter du spectacle en tribune !”
Avec un petit pincement au cœur si votre record du monde devait être battu ?
”Oui, sans doute, mais il sera bien battu un jour. Et cela ne me dérangerait pas que ce soit Nafi qui s’en empare ! On a une très bonne génération chez les filles et on voit qu’il faut marquer beaucoup de points pour monter sur le podium. C’est le signe que le moment est peut-être venu.”

Pourrait-il en être de même avec le record du monde de l’heptathlon détenu par Jackie Joyner-Kersee ?
”Ce record-là, c’est une autre histoire ! Il tient depuis 1988, ça fait tellement longtemps. Une fille du talent de Carolina Klüft a tenté de s’en emparer à l’époque, mais sans succès. Il faut dire que 7 291 points, c’est une performance phénoménale. Peut-être un jour…”
L’an prochain, à Paris, Nafi Thiam pourrait devenir la première à remporter trois titres olympiques à l’heptathlon.
”Ce serait définitivement très spécial. Mais de là à dire qu’elle deviendrait la meilleure heptathlonienne de l’histoire, il y a un pas que je n’oserais pas franchir. Il lui faudrait sans doute aller chercher le record du monde ou encore gagner d’autres titres pour cela…”
Un record du monde quelques jours avant le deuil
La championne olympique 2008 a perdu son mari d’un cancer peu de temps après son exploit.
Le 9 mars 2012, lors des championnats du monde en salle d’Istanbul, Natalya Dobrynska est devenue la première femme à totaliser plus de 5 000 points au pentathlon. Ce jour-là, l’Ukrainienne, âgée alors de 29 ans, a fait 22 points de mieux que la Russe Irina Belova (4991 pts, en 1992 à Berlin) à qui elle a pris le record du monde.
”C’est encore frais dans ma mémoire, je me souviens de presque tout ! Comme si cela s’était passé il y a deux ou trois ans à peine, souligne Natalya Dobrynska. Vous savez, quand j’étais jeune, je rêvais de ce record du monde ! J’avais même écrit les performances et les scores réalisés par Irina Belova dans le petit journal que je tenais. C’était un des objectifs de ma carrière. Et ce que je considère toujours aujourd’hui comme ma deuxième plus belle réalisation après mon titre olympique à l’hepathlon.”

À l’Ataköy Arena, tout le monde avait les yeux rivés sur la Britannique Jessica Ennis, tenante du titre mondial, et la Russe Tatyana Chernova. Peu avaient tablé sur un succès final de Natalya Dobrynska, surtout avec un tel score. “J’ai toujours signé mes meilleurs résultats en étant outsider, glisse la native de Vinnytsia. Je n’ai en tout cas pas pensé au record du monde avant le 800m. J’ai pris une épreuve après l’autre, en me concentrant sur ma technique, sur mon exécution et je me suis retrouvée en position très favorable.”
Avec des performances de 8.38 sur 60m haies, de 1,84m au saut en hauteur, de 16,51m au lancer du poids et de 6,57m au saut en longueur (”au dernier essai !”), la championne olympique s’est hissée à la première place du classement avant la dernière épreuve. Où elle devait courir le 800m en moins de 2.12.64 pour prendre le record du monde tout en ne concédant pas plus de 6’50’’ sur Jessica Ennis pour remporter le titre.
“C'était un tourbillon d'émotions, d'autant plus que mes parents étaient venus me voir pour la première fois ce jour-là.”
”J’ai juste pensé à faire de mon mieux et finalement j’ai pulvérisé mon record de plus de trois secondes avec un chrono de 2.11.15, raconte Natalya Dobrynska. C’était un sentiment fantastique, un tourbillon d’émotions ! J’étais évidemment très émue, d’autant plus que mes parents étaient venus me voir pour la première fois. C’est d’ailleurs mon père qui m’a tendu ce drapeau ukrainien que je portais lors du tour d’honneur.”
Seize jours plus tard, le chagrin allait toutefois prendre le pas sur le bonheur. Le 24 mars 2012, l’athlète a en effet perdu son mari et entraîneur, Dmitry Polyakov, victime d’un cancer. Avant de partir, celui-ci l’aura donc vue battre le record du monde tant désiré. “La vie est parfois faite de moments de profonde tristesse”, glisse-t-elle pudiquement.
Une nouvelle vie
Quelques mois plus tard, Natalya Dobrynska abandonnera lors de la deuxième journée de l’heptathlon aux Jeux olympiques de Londres. Elle décidera ensuite de mettre un terme à sa carrière. “J’avais eu tout ce que je désirais et je n’avais plus la motivation nécessaire pour continuer à m’entraîner. Je me sentais fatiguée physiquement et émotionnellement. Le sport professionnel ne pouvait pas être toute ma vie.”

Employée par le comité olympique ukrainien, notre interlocutrice est rapidement entrée dans le monde du travail. Tout en continuant à mener une vie saine fondée sur la pratique sportive. “Je me suis essayée au golf, au cyclisme, au kitesurf, au ski… C’est comme si une nouvelle vie s’était ouverte à moi !”