Ils ont fait 2003 (6/6) : le jour où Jon Drummond a fait son cinéma au Stade de France
Le 100 m le plus long de l’histoire (51 minutes !) s’est déroulé il y a vingt ans lors des championnats du monde parisiens.
Publié le 07-01-2023 à 06h00
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Deux ans après la ville canadienne d’Edmonton, c’est à Paris qu’est revenu le droit d’organiser, en 2003, les championnats du monde d’athlétisme. Une neuvième édition qui restera dans les mémoires à plus d’un titre (le sacre inédit de Kim Collins, issu de la minuscule île de Saint-Kitts-et-Nevis, dans l’épreuve reine du 100 m, la quatrième couronne mondiale d’Hicham El Guerrouj sur 1 500 m et celle d’Allen Johnson sur 110 m haies, la victoire d’un certain… Eliud Kipchoge sur 5 000 m, le triplé éthiopien sur 10 000 m ou encore la bataille à l’heptathlon entre Caroline Klüft et Eunice Barber remportée par la première avant que la seconde ne remporte l’or au saut en longueur), mais elle aura surtout marqué les esprits en raison d’un gros incident survenu en quarts de finale du 100 m masculin. Avec comme protagoniste l’Américain Jon Drummond (34 ans), champion olympique et double champion du monde avec le relais 4 x 100 m américain, un personnage sympathique et volontiers démonstratif. Parfois jusqu’à l’excès, comme le public français va s’en rendre compte ce dimanche 24 août 2003…
Depuis le 1er janvier, la règle a changé
Il est 18 h 07 quand, deux heures après avoir remporté facilement sa série en 10.22, Jon Drummond se présente avec sept autres sprinters sur la ligne de départ pour le deuxième quart de finale de la soirée. Après le premier coup de pistolet du starter, les huit sprinters sont toutefois rapidement rappelés suite à un premier faux départ commis par le Jamaïcain Dwight Thomas. Une certaine nervosité s’installe car, depuis le 1er janvier 2003, la règle a changé : un seul faux départ est désormais toléré, le second entraînant la disqualification d’un sprinter. Auparavant, l’élimination n’intervenait qu’au second faux départ individuel, ce qui pouvait provoquer une très longue attente sur la ligne et n’était pas du goût de la télévision.
Quelques instants plus tard, les athlètes prennent donc à nouveau place dans les starting-blocks et… rebelote ! Le deuxième faux départ est cette fois à mettre au passif de deux athlètes, Asafa Powell et Jon Drummond, dont le temps de réaction est inférieur à la limite des 100 millièmes de seconde (86 et 52 respectivement). Si le premier, quoiqu’un peu perplexe, semble prêt à accepter son sort, le second, lui, sort de ses gonds et se précipite vers les officiels pour revoir les images. "I didn’t move ! I did not move !", leur lance-t-il, apparemment convaincu de son bon droit. Et Drummond de retourner vers son couloir, le 4, faisant non de la tête et de la main, se refusant à quitter la piste.
Puis, tout à coup, devant l’insistance des officiels, le sprinter né à Philadelphie s’allonge sur le dos à même la piste, les mains sur la nuque. Un officiel se place devant lui, brandit un carton rouge d’une main et l’invite à quitter la piste de l’autre. "Ce n’est pas juste, je n’ai pas bougé", répète au juge-arbitre officiel un Jon Drummond toujours allongé et dont les mots sont captés par le micro de la télévision.
À l’image apparaissent le président du CIO Jacques Rogge et son prédécesseur, Juan Antonio Samaranch, assis dans la tribune présidentielle où les discussions vont bon train. Clairement, l’attitude de Jon Drummond, semblable à celle d’un enfant capricieux, ne plaît guère. Et sur la piste aussi, les autres sprinters commencent à s’impatienter. L’incident prend de plus en plus d’ampleur et devient de plus en plus embarrassant pour tout le monde.
Au bout d’un long moment, l’Américain finit toutefois par se remettre debout, par saluer le public qui l’applaudit poliment avant d’abaisser le haut de son maillot jusqu’à la taille. Depuis la ligne de départ, Ato Boldon, son partenaire d’entraînement, l’applaudit également. Le visage grimaçant de Drummond, qui serre de plus en plus les mâchoires à mesure qu’il se dirige d’un pas décidé vers les vestiaires, semble osciller entre colère et tristesse.
Puis, nouveau coup de théâtre ! Alors que l’élève de John Smith se dirige vers la sortie, un membre de la délégation américaine, Michael Cain, pénètre sur la piste et vient lui glisser quelques mots à l’oreille, des paroles qui ont pour effet immédiat de voir Drummond faire demi-tour et remettre son maillot. Plus remonté que jamais, l’athlète retourne vers la ligne de départ, houspillant les officiels et les pointant de l’index. Dans le public, les premières huées commencent à se mêler aux applaudissements. Jon Drummond, lui, n’en a cure : il continue à gesticuler et s’en va serrer la main de ses concurrents, comme pour s’excuser. Voyant cela, Asafa Powell, pourtant assis à l’extérieur de la piste, effectuera alors lui aussi son retour sur la ligne de départ, qu’il regagne au pas de course.
Le perturbateur Jon Drummond dégoupille complètement et harangue la foule. La confusion est totale, personne ne sait si les deux sprinters ayant fauté sont officiellement réintégrés ou s’il s’agit d’une manœuvre de leur part s’assimilant à de l’intimidation. Après de nouveaux palabres et une réunion des membres du jury, tous les participants sont soudain priés de laisser place aux sprinters du troisième et du quatrième quart de finale… Une décision qui va permettre, pense-t-on, de retrouver un peu de sérénité et de clarifier une situation faisant désordre.
Et finalement, c’est sans Jon Drummond et Asafa Powell que les concurrents reviendront sur la piste du Stade de France. Les deux hommes ont bel et bien été disqualifiés, conformément au règlement et la télévision montre un Drummond effondré, en larmes dans les bras de son entraîneur, sur le stade d’échauffement. Les six autres sprinters en lice ne sont toutefois pas au bout de leur peine. Au moment où ceux-ci s’installent dans les starting-blocks, c’est une véritable bronca qui les accompagne. "Debout !", intime le starter. Une deuxième, puis une troisième fois, les six hommes tentent de se remettre en place, mais des sifflets se font aussitôt entendre dans les tribunes. C’est finalement le Français Ronald Pognon qui, à grand renfort de gestes, réclame et… finit par obtenir le silence.
"Le 100 m le plus long de l’histoire", comme le qualifie le commentateur Patrick Montel, se tiendra finalement 51 minutes après le premier départ. Ato Boldon s’impose en 10.09 et son geste de rage à l’arrivée, avant de repousser la caméra qui s’approche de lui, ne laisse guère de place à l’interprétation. Le cinéma de Jon Drummond, acteur d’un très mauvais film, a mis tout le monde sur les nerfs. La réaction de son compatriote Michael Johnson, devenu consultant pour la télévision, est sans pitié : "Il connaît les règles et l’IAAF devrait mettre quelque chose en place pour ce genre de situation. Si quelqu’un refuse de s’en aller, il devrait être sorti par la sécurité. Il a complètement perturbé la compétition. Les règles fonctionnent. Le problème, c’est quand on a un idiot sur la piste. C’est très désagréable. Il devrait être pénalisé pour embarrasser le sport. C’est absolument ridicule et embarrassant pour l’athlétisme."
Devenu entraîneur il est incriminé par Tyson Gay et suspendu
Cet incident, désastreux pour l’image du premier sport olympique, n’est évidemment pas resté sans suite. La Fédération internationale a disqualifié l’athlète de toute participation ultérieure à ces championnats du monde malgré les excuses présentées par l’intéressé qui aurait pu encore s’aligner avec le relais américain. L’enquête qui s’est ensuivie a débouché sur un "avertissement sérieux" du Conseil de l’IAAF envers Jon Drummond et la suspension pour trois ans de Michael Cain, l’officiel américain qui l’avait enjoint à regagner le départ alors qu’il semblait résigné. Ces Mondiaux parisiens ont constitué le dernier grand événement de la carrière de Drummond, qui s’étendra officiellement jusqu’en 2005, mais sans plus la même intensité.
Devenu entraîneur, de Tyson Gay notamment, et nommé responsable des relais américains aux Jeux olympiques de Londres, Jon Drummond sera condamné en 2014 à huit ans de suspension, par l’Agence américaine antidopage, pour "multiples violations de la loi antidopage". L’Usada précise que l’ancien sprinter, incriminé par différents athlètes, dont Gay, a "détenu, trafiqué et administré des produits dopants à un athlète sous sa responsabilité".