Carlos Rodriguez: «Kim et Justine? Pas amies, mais respectueuses»
Carlos Rodriguez replonge dans l’année la plus folle de sa vie… Il retrace la rivalité entre deux immenses championnes, Kim Clijsters et " sa " Justine Henin.
Publié le 03-01-2023 à 06h00 - Mis à jour le 03-01-2023 à 07h30
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Vingt ans déjà. Pourtant, les frissons ressurgissent immédiatement quand on ouvre les annales de la saison 2003 à la WTA. Deux gamines de 20 et 21 ans ont presque tout écrasé sur leur passage pendant onze mois. Kim Clijsters et Justine Henin étaient attendues. Elles n’ont pas déçu. Que du contraire.
La Limbourgeoise avait déjà brillé en remportant dix titres dont le Masters alors que la Rochefortoise courait derrière un premier monument malgré ses six titres.
L’une et l’autre devaient vivre avec les puissantes sœurs Williams, Mauresmo, Sharapova, Myskina, Dementieva ou encore les étoiles vieillissantes comme Capriati, Seles et Davenport.
Malgré ces duels des générations, Justine et Kim se sont adjugé deux Majors, le Masters et les deux premières places mondiales en fin de saison.
Carlos Rodriguez, entraîneur emblématique qui se cache derrière l’exceptionnelle réussite d’Henin, n’oubliera jamais ces douze mois de 2003.
Carlos Rodriguez, où placez-vous l’année 2003 dans la bibliothèque de votre vie ?
Elle a peut-être été l’année la plus intense de ma vie. J’ai vécu de riches émotions. Mon deuxième enfant est né le 13 août 2003, soit quelques semaines avant la victoire de Justine à l’US Open. Elle a été sa marraine.
Comme entraîneur, la saison a dû être intense, dure et épuisante…
L’année a été vraiment très dure jusqu’au bout. Nous avons dû mettre une intensité maximale jusqu’au bout de la saison. Justine et Kim se battaient pour la place de N.1 mondiale. "Ju" devait atteindre les demi-finales, ce qu’elle a fait. L’année 2003 a été si intense qu’elle l’a payé en 2004. Elle a été victime du cytomégalovirus.
Justine Henin a remporté Roland-Garros, Dubaï, Charleston, Berlin, San Diego, Toronto, l’US Open et Zurich. Une telle moisson était-elle dans vos plans les plus fous en abordant la saison ?
Absolument pas. Il faut remettre le contexte. L’année commence mal. Le doute s’installe. En février, à Anvers, elle prend une claque en finale contre Kim. S’en est suivie une discussion franche et constructive. Dans la foulée, elle remporte son premier grand tournoi (Dubaï) en battant Capriati et Seles. Elle était lancée.
Justine Henin et Kim Clijsters sont définitivement sorties de l’ombre. Comment avez-vous géré cette nouvelle notoriété ?
Je me souviens qu’elle a signé avec Adidas assez vite. Pour un pays de la taille de la Belgique, il était difficile de gérer une grande championne. Là, il y en avait deux ! La rivalité était éprouvante. Tout était décuplé et fou.
Les médias sont devenus fous autour des phénomènes Kim et Justine. En avez-vous souffert ?
Oui, j’ai souffert au niveau personnel. Je n’avais plus de vie privée. Où que j’aille, on me parlait de Justine et de tennis. Pour Justine, ma famille et moi, la situation était difficile à contrôler. Ses victoires rythmaient tout. Quand tu es dedans, tu ne t’en rends pas compte. Avec le recul, tu comprends que tu as vécu la folie.
Quelle est la pire information lue ou entendue au sujet de vous à l’époque ?
Honnêtement, je n’ai pas à me plaindre. J’ai toujours eu un franc-parler. Je n’ai jamais connu de problèmes avec les journalistes de la presse tennistique. Ils ont toujours bien retranscrit mes propos. Il existait une petite guerre de l’information. C’était normal.
La presse ou les gens auraient-ils tenté à vos yeux de créer un conflit entre les deux joueuses.
La comparaison était inévitable. Elles étaient le jour et la nuit. Kim et Justine étaient si différentes. Tout les opposait : leur façon d’aborder un match, leur jeu, leur personnalité, leurs racines familiales, leur langue maternelle… Elles étaient aux antipodes.
Étiez-vous prêts à prendre de plein fouet cette déferlante médiatique ?
Personne n’était prêt. Ni nous. Ni les médias. Nous avons été dépassés. La situation était si inattendue. Avec Justine, nous sommes des gens normaux. Ce succès n’a pas toujours été facile à vivre. En un coup, tout le monde devient ton ami. Tout le monde veut associer son nom au tien. Tu représentes la réussite. Moi, je voulais protéger ma famille et Justine. Les médias belges ne cherchent pas le sensationnalisme comme en Angleterre ou en Australie. Les journalistes belges ne sont pas méchants.
Kim-Justine: quelle était la nature de leur relation ?
Elles ont toujours entretenu une relation professionnelle basée sur un respect extrême. Au final, elles se connaissaient peu en dehors du tennis.
Peut-on parler d’une amitié ?
Parler d’amitié est vraiment dur quand l’enjeu est si énorme. Elles s’appréciaient. Quand tu luttes pour la première place mondiale, tu ne peux pas trop te dévoiler à tes rivales.
Se voyaient-elles en dehors des terrains ?
Non, vraiment très peu. Elles se voyaient uniquement dans l’environnement tennistique.
Justine Henin a-t-elle eu besoin de Kim Clijsters pour devenir… Justine Henin ?
L’une n’aurait pas été si forte sans l’autre. Surtout en Belgique. Elles le savent. Il est compliqué de trouver des rivales ou des personnes qui te poussent tout le temps à être au sommet. L’une a pris l’autre en exemple et réciproquement. Je suis convaincu que ni Justine ni Kim n’auraient été si loin sans l’autre. Je ne peux parler que de Justine et moi. Kim nous a posé beaucoup de problèmes sur le terrain. Nous avons toujours dû trouver des solutions ce qui nous a fait grandir. Nous devions pallier le manque de puissance de Justine.
Y avait-il une pression entre les deux pour être la première Belge à remporter une levée du Grand Chelem ?
La pression est venue d’elle-même. Aucune joueuse ne pense à gagner un Grand Chelem avant une autre. Le défi, c’est d’abord d’essayer d’en gagner un.
Revenons à Roland-Garros en 2003. La finale oppose Kim à Justine. Quels sont vos souvenirs de ce 6-0, 6-4 ?
La victoire s’est construite avant de monter sur le terrain. Tout reposait sur la gestion des jours qui précédaient. La rencontre était électrique. "Ju" a été bien préparée. Le jour J n’a pas été simple. Elles n’ont pas montré leur meilleur niveau. Elles avaient trop à gérer : les enjeux d’un premier titre et les attentes d’une nation.
Comment expliquez-vous le succès de Justine ?
Elle a mieux géré mentalement. Elle voulait gagner à tout prix, qu’importe la manière. Elle devait juste gagner le dernier point. Quand la rencontre s’est crispée, elle a toujours trouvé la solution.
En 2003, elles se sont affrontées à huit reprises dont six fois en finale…
C’est fou ! C’est énorme. C’est inimaginable. Elles ont gagné tant de tournois en 2003. Elles ont survolé la saison. À la fin, elles ne sont séparées que de trente ou quarante points au classement de la WTA. La troisième avait moins de la moitié de leurs points. Justine a remporté les deux matchs les plus importants, les deux finales en Grand Chelem. La régularité de ces deux championnes était remarquable. On ne voit plus ça aujourd’hui.
À l’US Open, Justine a, en effet, encore battu Kim en finale… Une suite logique ?
Ce titre était tout sauf facile. Elle avait pris un ascendant psychologique sur Kim. En demi-finale, elle avait battu Capriati au terme d’un marathon éprouvant. Elle était revenue de nulle part dans le match. Elle avait rejoint son lit à 3 h alors qu’elle jouait le lendemain à 20 h. Durant l’échauffement, elle ne pouvait pas taper quatre balles de suite sans ressentir des raideurs musculaires. Elle ne bougeait plus. Je me souviens qu’elle m’avait dit que ce n’était pas ça qui l’empêcherait de gagner.
Sur la saison 2003, Justine Henin évoluait-elle un ton plus haut que Kim Clijsters ?
Je regarde sur l’ensemble de leur carrière. Justine n’avait pas le même bagage physique au départ. Elle s’est forgé le plus beau des palmarès. Sa médaille d’or olympique, ses sept titres en Major et ses trois années finies à la première place mondiale signifient beaucoup. Elle a fait la différence sur un plan mental.
Et si vous remontiez dans le temps, au 1er janvier 2003, que diriez-vous au Carlos Rodriguez de l’époque ?
La question est difficile. Par rapport à la saison 2003, je me dirais : “Wouaw ! Comment as-tu fait pour tirer une joueuse à ce niveau durant toute la saison ?” J’ai fait partie de ce magnifique projet. C’est immense. Quand tu es dedans, tu trouves que tout est normal.