Roger Lespagnard s'exprime après sa séparation avec Nafi Thiam : « Déprimé sans elle ? Sûrement pas… »
Alors que la page Thiam vient de se tourner, l’entraîneur liégeois de 76 ans va continuer à se consacrer à la formation de jeunes talents.
Publié le 20-12-2022 à 06h00 - Mis à jour le 20-12-2022 à 09h57
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Sur la piste de la Province Naimette Arena, tout juste rincée par une énorme averse, Roger Lespagnard, parapluie à la main, attend stoïquement que ses jeunes athlètes, regroupés dans la tribune, enfilent leurs chaussures de sport afin d’entamer l’échauffement. Il est 18 h 15, la nuit est déjà tombée sur l’enceinte liégeoise en ce mercredi de décembre et, pas davantage que la pluie, le froid ne semble pas avoir de prise sur l’enthousiasme de l’entraîneur de 76 ans. Lequel a perdu il y a deux mois son plus beau fleuron, Nafi Thiam, mais certainement pas son amour indéfectible pour l’athlétisme.
Roger, n’aviez-vous pas été invité à aller récupérer le spike d’or de Nafi voici quelques jours ?
Si, on me l’a proposé, mais qu’est-ce que je serais allé faire là ? Cela ne m’intéressait pas d’y aller, Malines c’est très loin pour moi en voiture. Et puis, pour dire quoi ? La maman de Nafi a parlé pour moi, j’ai lu ça dans un très bon journal (sourire)!
Avez-vous recroisé Nafi depuis qu’elle a annoncé mettre un terme à votre collaboration ?
Oui, on s’est vus au palais royal lors d’une cérémonie et on s’est croisés une fois ou deux à Naimette avant qu’elle ne parte en Afrique du Sud. On s’est dit bonjour – je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas – et voilà. Vous savez, on n’a pas eu de différend. Quand je suis arrivé chez elle, le 11 octobre dernier, j’avais fait son programme jusqu’à fin décembre, j’y allais pour voir ce qu’elle allait définir comme prochains objectifs en vue de Paris 2024. Mais je n’ai pas eu le temps d’en parler, elle m’a dit qu’elle voulait découvrir un autre environnement. Et donc changer d’entraîneur.
Ressentez-vous un peu d’amertume quant à la manière dont tout cela s’est fait ?
Non, ce qu’il y a, c’est que je n’ai pas compris ! Il y a peut-être des choses dont je n’ai pas connaissance et qui se cachent derrière, je n’en sais rien. Elle n’a plus voulu continuer avec moi, et cela m’a beaucoup surpris. Et cela m’a un peu attristé aussi parce que j’aurais bien voulu aller jusqu’aux Jeux de Paris, pour battre des records. Elle aurait déjà dû avoir le record d’Europe depuis très longtemps, mais elle a eu ses problèmes au coude. En salle aussi, elle devait toujours battre le record du monde, c’est de la rigolade, depuis cinq ans elle aurait pu le faire. C’est 5 100 points qu’elle doit totaliser au pentathlon. Quant à l’heptathlon, si elle avait lancé à 55 m à Talence en 2019, elle aurait pulvérisé le record d’Europe. Mais la page est tournée.
Nafi a indiqué vouloir d’une méthode « moins traditionnelle », « plus moderne ». Vous comprenez ?
Non, là, je ne suis pas d’accord. C’est juste pour dire, ça. Je suis un entraîneur moderne ! On n’est pas deux fois champion olympique, deux fois champion du monde et deux fois champion d’Europe si on ne suit pas l’évolution. Que je sache, il n’y en a pas beaucoup qui ont fait ce qu’elle a fait. J’ai une expérience depuis 1973 qui a évolué. L’évolution n’est pas tellement dans la modernisation des choses, elle est dans l’entraînement. Or, je connais l’entraînement, c’est mon métier. Mes programmes ont évolué. Nafi aime certains appareils modernes, des montres connectées, ce genre de choses, et elle me disait : « Regarde, je suis fatiguée. » Mais cela ne dit pas tout ! Moi, je retiens surtout l’évolution entre Nafi quand elle avait 14 ans et Nafi maintenant. Je l’ai eue en deuxième année cadette, elle avait de gros défauts que j’ai dû corriger et ça a pris des années. À la hauteur, au début, elle sautait haut, mais elle sautait mal. Elle s’étirait, elle ne sautait pas. Et en longueur, il m’a fallu trois ans pour changer complètement son geste. Aujourd’hui, elle peut, non, elle devrait faire 7 mètres. Malheureusement, ces deux dernières années, elle a eu des problèmes de dos, elle manquait de force et cela lui a fait perdre 4 ou 5% de son potentiel…
Il se dit que vous étiez réticent, aussi, à aller chercher des avis extérieurs auprès d’entraîneurs spécialisés dans l’une ou l’autre épreuve.
Pas du tout. J’ai, par exemple, moi-même proposé d’aller consulter des gens en Finlande pour le javelot. Quand je ne sais pas, je demande, je n’ai pas de problème avec ça. Mais j’ai la chance de pouvoir m’appuyer sur un passé de décathlonien, à un niveau quand même pas si mauvais que ça. Et déjà en tant qu’athlète, je lisais énormément de revues et de documents relatifs à l’entraînement et à la planification.
Avez-vous sursauté quand vous avez vu le nom du nouveau coach de Nafi, Michael Van der Plaetsen ?
Non. Je ne sursaute jamais. J’absorbe.
Était-ce un petit choc quand même ?
Non, même pas. Je sens les choses (sourire).
Certaines la voyaient prendre la direction des États-Unis et intégrer un groupe de haut niveau.
Vous savez, aux États-Unis, on s’entraîne surtout pour essayer de battre Nafi. Quant à l’émulation d’un groupe, elle n’en manquait pas. J’ai mis des garçons contre elle, ces dernières années, pour la faire progresser en course.
Si elle avait nommé un coach étranger, cela aurait-il été plus facile à accepter pour vous ?
Non. J’ai fait mon travail et je crois qu’il n’était pas si mauvais que cela quand on voit les résultats et le palmarès de Nafi. C’est son choix, mais on ne peut quand même pas nier tout ce qu’on a fait. Vous savez, j’ai déjà dû encaisser de nombreux coups dans la vie et si on ne reste pas zen, cela ne sert à rien. Déprimer ? Je ne sais pas ce que c’est.
Pourriez-vous vous réjouir pour Nafi en cas de record d’Europe ?
Je vais plutôt vous dire ceci : si elle ne le fait pas, je ne serai pas content ! Elle a raté le record d’Europe au moins deux ou trois fois. Le record du monde en salle aussi, elle pourrait le battre comme elle veut, à condition qu’elle soit en forme.
À 28 ans, Nafi dit vouloir atteindre tout son potentiel en matière de points.
Je rappelle qu’elle a signé cet été, à Eugene, sa meilleure performance dans un grand championnat ! La deuxième de sa carrière. Dire qu’elle ne progressait plus, c’est faux. Nafi a progressé chaque année depuis qu’elle est cadette2. Elle a encore battu deux records au cours de son heptathlon à Eugene, sur 60 m haies et sur 800 m. Je ne vois personne pour le moment qui, dans des conditions normales, pourrait la battre.
Avez-vous des regrets par rapport à sa carrière ?
Je pense toujours qu’aux Jeux de Rio, en 2016, elle avait les moyens de remporter une deuxième médaille, à la hauteur. Elle s’estimait trop fatiguée. Je ne suis évidemment pas dans la tête de quelqu’un qui a été champion olympique, je ne l’ai jamais été ! Plus que son entraîneur, j’aurai été son coach dans les grandes compétitions. On a vécu tellement de choses en commun, cela ne s’effacera jamais. Je me souviens de tous les bons moments. Et ma mémoire est excellente ! Nafi a été très courageuse durant toute sa carrière, elle a beaucoup travaillé. Seul le 200 m a continué à nous poser problème, c’est une course qu’elle ne sent pas.
Avez-vous eu beaucoup de divergences de vues ?
Globalement, notre relation était très bonne ! On a parlé de la différence d’âge, mais regardez les entraîneurs de Crestan, Vanderelst, Carmoy… Je ne vais pas dire qu’on ne s’est pas parfois engueulés, quand elle n’avait pas envie et tout ça, mais j’étais dans mon rôle. Il n’y a jamais eu aucun quiproquo avec Nafi, jamais. Tout juste y a-t-il eu des discussions un peu plus animées concernant son départ sur les haies, sa prise d’élan au javelot ou en longueur, etc. J’ai l’habitude de dire ce que je pense. L’important, c’était d’en parler. Il a fallu se mettre d’accord, bien réfléchir : ce n’est pas parce que l’athlète dit quelque chose que c’est nécessairement bon d’un point de vue biomécanique. Je la plaçais dans les conditions que j’estimais être les meilleures. Alors, parfois, oui, je mettais mon veto.
Votre objectif, à présent, est de trouver la nouvelle Nafi ?
C’est le rôle que je me suis donné depuis toujours ! À côté de Nafi, j’avais cette saison un champion de Belgique en minimes, en cadets1, en scolaires, en juniors. J’ai la passion d’entraîner, c’est ce qui me donne de l’énergie. Sinon, je ne serais plus sur les pistes depuis longtemps. La seule chose qui m’embête, c’est que je ne sais plus montrer les exercices comme je le voudrais à cause de l’arthrose.
Comment faites-vous pour garder cette passion intacte ?
C’est mon métier et j’ai toujours aimé ce que je faisais. J’apprends beaucoup avec les jeunes. Je vois assez vite ceux qui sont doués ou pas. À une époque, j’ai compté jusqu’à 35 athlètes. Aujourd’hui, j’en ai 17, je pense. Cinq ou six sont très bons. Mais j’ai 76ans, je ne sais pas si je les verrai encore faire une belle carrière (sourire)