A la rencontre de Felipe Nystrom, ce cyclo-crossman qui revient de loin: "Mon moteur ? La volonté de renouer le contact avec mon fils"
Alcoolique, drogué, sans-abri et ayant attenté à sa vie: la vie de Felipe Nystrom n’a pas été simple. Mais ce Costa-Ricain de 38 ans s’est reconstruit. Et vibre aujourd’hui sur les plus grandes épreuves.
Publié le 21-12-2021 à 20h02
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imanche, à la Citadelle de Namur, les clameurs étaient fortes. Intenses. Comme chaque année. Pour encourager les stars du cyclo-cross, les acrobates des labourés, les as des watts. Dans une belle et chaleureuse ambiance. Qui n’était pas réservée qu’aux premiers. Le Costa-Ricain Felipe Nystrom l’a découvert avec joie, en étant acclamé à chaque tour alors qu’il était attardé. Avant de pleurer, ému, quand le public qu’il était venu saluer au moment de quitter l’épreuve a chanté en choeur: "Costa Rica, Costa Rica!"
Qui est ce coureur de 38 ans, champion de son pays sur la route en 2019 et champion panaméricain de cyclo-cross cette saison? Nous avons voulu en savoir plus. Contacté par téléphone, ce sympathique Felipe Timoteo Nystrom Spencer s’est livré. Longuement. D’une voix joviale, avec ses rires communicatifs. Pour raconter sa vie, qui n’a pas été un conte de fées, un long fleuve tranquille. Loin de là! "J’ai subi beaucoup de drames durant mon enfance", raconte celui qui n’a quasiment pas connu son père et est né d’une mère d’origine scandinave "J’ai été abusé sexuellement, physiquement, par les personnes à qui ma mère m’avait laissé. Jusqu’à mes 8 ans. J’ai grandi avec ces douleurs, sans trop savoir comment les gérer. À l’adolescence, cela allait. Je me suis mis au football, très populaire dans mon pays. Mais quand j’ai arrêté ce sport, je suis tombé dans l’alcool. Sans m’en rendre compte. Boire, c’est ce qui me rendait capable de parler aux gens, de vivre…"
La drogue et puis la rue
Il poursuit sa descente aux enfers en introduisant la drogue dans son quotidien. "Cela a duré une décennie", explique-t-il. "J’étais devenu papa d’un petit garçon, mais, avec mes dépendances, j’ai disparu de sa vie à cette période. Je me suis retrouvé à la rue. J’ai été sans-abri, à San José. Je voulais arrêter, je voulais m’en sortir. Mais je n’y arrivais pas. J’ai souffert de dépression. Encore maintenant, encore aujourd’hui, mais je vis mieux avec désormais. Durant cette décennie, j’ai tenté plusieurs fois de me suicider. Dont la dernière fois en septembre 2012. J’avais 29 ans. Je voulais mourir d’une overdose. Heureusement, je peux le dire maintenant, j’ai été sauvé. Je n’avais pas ce discours quand on m’a ramené à la vie. Je me rappelle que j’en étais fou, en rage, en colère. J’ai essayé de me battre. Je ne comprenais pas pourquoi ils ne m’avaient pas laissé mourir."
Quelques jours plus tard, il trouve la force, avec l’énergie du désespoir, de se diriger vers un centre de désintoxication. "J’ai marché une dizaine de kilomètres, de San José, jusqu’à cet endroit qu’on m’avait renseigné. J’ai frappé à la barrière, leur suppliant de me laisser entrer. Ils m’ont pris à l’essai, pour un jour. Avec la condition de respecter leur programme. Au moindre écart, j’étais dehors à nouveau. J’y suis resté six mois. Quand j’en suis sorti, c’était très inquiétant pour moi. Car tout ce que j’avais connu pendant dix ans, pendant mes premières années comme adulte, c’était l’alcool et la drogue. Je ne savais pas comment vivre… normalement. Et c’est la première fois que j’étais sobre, clean, sur une si longue période."
«Je ne savais plus comment rencontrer des gens»
Mais il parvient à prendre un nouveau départ. Il quitte son pays et part vers les États-Unis, à Portland en Oregon, où il vit aujourd’hui, pour fuir les mauvaises fréquentations. "Je n’y connaissais personne. C’était un nouveau début, pour recommencer ma vie, me reconstruire. Et surtout tenter de renouer avec mon fils. Cela a été mon moteur. Mon plus grand but était de parvenir à reconstruire une relation avec lui. J’ai fait toutes sortes de boulot. Pour me sortir du trou financier dans lequel je me trouvais. Et pouvoir vivre normalement. Après quelques années, vers 2015, j’ai commencé à avoir une vie plus stabilisée. J’ai voulu alors rencontrer des gens. Mais je ne savais plus comment rencontrer des gens, comment leur adresser la parole autrement que par les canaux de la drogue, de l’alcool… Je me suis dit que le sport pouvait être une piste."
Il essaie alors le triathlon. Mais il déchante rapidement. "L’eau dans l’Oregon, ce n’est pas celle du Costa Rica, elle est vraiment trop froide!", précise-t-il en se marrant. "Un des coachs m’a alors conseillé de ne faire que le vélo. Mais je n’y connaissais rien, vraiment!"
Il commence à pédaler et découvre ce sentiment de liberté, d’évasion qu’offre le vélo. Avant de s’essayer aux courses. "J’ai commencé dans la catégorie 5, la plus faible, aux États-Unis. J’ai gagné ma première course, dans un sprint contre deux petits gars… de douze et treize ans. J’en avais 34! Mais de là, on m’a proposé de rejoindre un club."
Il enchaîne alors les compétitions. "Durant ma première saison, j’ai dû faire une centaine de courses. C’est typique de ceux qui ont des problèmes d’addiction : quand on fait quelque chose, on le fait à fond! Là, c’était le vélo. Ce sport m’a beaucoup aidé. Entre le boulot pour m’en sortir financièrement, la volonté d’apprendre à vivre et de reconstruire une relation avec mon fils resté au Costa Rica, pédaler m’a fait du bien."
Au bout de cette première saison, il cumule des points. Et se retrouve déjà en catégorie 1. "J’ai voulu aller encore plus haut ensuite. En 2019, je me suis lancé dans cette idée folle : participer au championnat du Costa Rica. J’ai demandé à un ami de prendre mon fils, avec qui le lien commençait à s’établir, et de suivre la course en voiture. Comme ça, si j’abandonnais, il me reprenait et on allait tous à la plage. C’était mon plan de course! Mais j’ai été au bout. Et j’ai gagné! Je revois encore mon fils se précipiter vers moi, me tomber dans les bras. Nous avons beaucoup pleuré, de joie. Ce câlin, cela vaut la plus grande des victoires. Aujourd’hui, on discute tous les jours. Et quand je suis devenu champion panaméricain de cyclo-cross, il m’a dit qu’il était fier de moi…"
Le Mondial dans le viseur
Il parvient à convaincre sa Fédération de l’autoriser à représenter le pays sur le cyclo-cross ("Cela n’a pas été simple : le vélo est très populaire au Costa Rica, mais je ne m’y suis pas fait que des amis avec mes positions strictes contre le dopage, un problème important au Costa Rica"). Avec la volonté de disputer le Mondial 2022 et quelques grandes épreuves avant cette échéance. Les manches de la Coupe du monde aux États-Unis. Mais aussi trois en Europe : Rucphen et Namur ("que je regardais chaque année à la télé") le week-end dernier, avant Termonde, dimanche, où il se réjouit de rouler avec Wout van Aert et Mathieu van der Poel ("Leurs duels qu’on suit à la télé, c’est comme regarder le Real Madrid contre le Barça!").
"Je dois tout financer moi-même. Et c’est très cher, ce voyage en Europe. J’ai dû énormément travailler, parfois quinze heures par jour, tous les jours de la semaine (NDLR : il bosse comme interprète dans un hôpital pour les patients qui ne parlent qu’espagnol), devant donc uniquement m’entraîner sur Zwift à certaines périodes. Je ne pourrai plus faire de courses avant le Mondial; je vais reprendre le boulot. Ce n’est pas simple, non plus, d’évoluer à ce niveau face aux meilleurs. Sur les Coupes du monde américaines, j’étais seul. Sans mécano, sans assistance. Ici, ma compagne est venue avec moi. Nous sommes à deux. C’était marrant, nous étions placés à côté des Ineos-Grenadiers. Nous deux, quasiment sans rien, avec mes deux vélos… dépareillés, un Trek et un Cannondale, à côté de cette armada avec tant de véhicules, tant de personnel pour Tom Pidcock. J’ai juste dit à ma copine : “Si tu me vois arriver près de toi, tu dois me donner mon autre vélo!” Mais ce que j’ai vécu à Namur, jamais je ne l’oublierai! Vous savez, je débute dans le cyclo-cross. Je n’ai pas de technique. Et vu le niveau qu’il y a ici, avec tous ces champions, j’avais peur que le public rigole de moi si j’étais trop lent sur ce parcours si dur (je n’ai jamais rien fait d’aussi brutal!). Or, cela n’a pas du tout été le cas. Cela a été l’inverse! J’étais dans les derniers, mais j’ai vraiment été encouragé. Les gens criaient “Costa-Rica” quand je passais! Certains m’encourageaient par mon nom, certains disaient “Pura vida”, soit ‘vie pure’, une expression typique de mon pays. Quand j’étais trop loin, quand les commissaires m’ont demandé d’arrêter alors que l’épreuve n’était pas finie, j’ai voulu aller saluer le public, les remercier pour cet accueil. Et ils ont commencé à chanter “Costa-Rica”. Cela m’a fait pleurer. Et quand ils m’ont vu pleurer, ils ont chanté encore plus fort. Ce qui m’a fait pleurer encore plus!"
Après une heure de franche discussion, intense, sans temps mort, nous lui demandons son e-mail pour lui envoyer l’article. Mais il nous coupe. "Non, je veux la version papier du journal, que je chercherai tant que je suis en Belgique. Vous savez, les journaux sont restés importants pour moi. Quand j’étais à la rue, quand il pleuvait, quand il faisait froid, je me couvrais de journaux que je trouvais dans les poubelles, pour me maintenir au chaud. Et ils m’apportaient du réconfort, j’essayais de lire les pages sportives. Maintenant, quand il y a un article sur moi. J’essaie de l’avoir. Et de le garder."