À Tournai, cette abeille qui n’en est pas une fait le bad buzz
La sculpture d’abeille géante installée sur la place Clovis à Tournai fait un bad buzz. À défaut de convaincre le plus grand nombre, l’œuvre atteint au moins un de ses objectifs: provoquer des réactions. Elle permet aussi de rappeler ce qu’est l’art abstrait et la place qu’il mérite dans l’espace public.
Publié le 07-12-2022 à 17h32 - Mis à jour le 07-12-2022 à 19h19
Le hasard du calendrier peut prêter à sourire. Loin des invectives lues sur les réseaux sociaux. Ce mercredi, au demain de l’installation de l’œuvre abstraite dans le quartier Saint-Brice, c’est la Naïade qu’on déboulonnait pour sa restauration. Cette œuvre qui, voici quelques décennies, provoquait elle aussi quantité de commentaires hostiles. Matthieu le rappelle avec humour: "Est-ce que comme la Naïade on peut la cacher quelques années sous le pont pour qu’on s’habitue ou pas ?"
Peut-on être catalogué de conservateur tournaisien quand on n’aime pas cette sculpture ? Il faut bien reconnaître qu’elle fait une relative unanimité contre elle. La grande majorité des commentaires critiquent l’esthétique de la sculpture et, surtout, pointent ce qu’elle ne fait pas : représenter une abeille. Marc voit dans l’œuvre "un gros mollard dans le vent". Anne-Françoise se demande s’il n’y a pas eu "une erreur sur le bon de commande ou sur le lieu de livraison". Aurélie voit "une abeille écrasée sur le pare-brise d’une voiture". Thérèse pense voir "une abeille mutante venue de Tchernobyl". Cindy : "C’est de l’art abstrait ? Sans vouloir offenser l’artiste je ne vois pas Maya". Laurent intitulerait plutôt l’œuvre "Le miel et les oreilles, vu que ça ressemble à un bouchon de cérumen".
Une démarche de médiation
L’artiste a-t-il abusé d’hydromel au moment de réaliser son œuvre, comme on a pu le lire ?
Des commentaires non dénués de bon sens vont à contre-courant. "Quand une statue fait parler d’elle, c’est qu’elle avait tout son sens", estime Anthony.
Corinne invite les Tournaisiens à se laisser aller à l’émotion, "c’est-à-dire au changement que toute œuvre peut nous apporter […] S i les pouvoirs publics ne soutiennent pas les artistes, ces derniers seront en voie de disparition. Les musées sont des endroits où faire fonctionner son imaginaire, sa solidarité, son sens du beau. c’est essentiel. Les sculptures publiques servent également à cela."

Coraline Drossart, plasticienne tournaisienne, s’amuse de voir du monde découvrir l’art abstrait. "C’est censé être une abeille mais ça n’y ressemble pas… En réalité, c’est un peu l’un des principes de l’abstraction. Au moins cette œuvre suscite des réactions, elle ne laisse pas indifférent. C’est un peu le propre d’une œuvre aussi". L’art contemporain n’a pas forcément vocation à être beau, ni à plaire au tout public, rappelle-t-elle. "Sinon on va à Ikéa. Et puis qu’est-ce que le beau ? Des tas d’artistes sont reconnus à présent mais leur travail à été tant critiqué de leur vivant".
Coraline travaille dans la médiation culturelle. Le déferlement de réactions négatives ne l’étonnent pas tant que ça. "Sans médiation, sans explications, ce n’est pas toujours évident d’apprécier une œuvre. J’ai pu constater dans mon expérience professionnelle que des gens fort réticents face à une œuvre changeaient d’opinion ou avaient un autre regard lorsqu’on leur expliquait le contexte de la réalisation, quand on discutait de l’utilité de l’art... Et quand on expliquait la quantité incroyable de travail qu’il y a derrière une œuvre, que les gens n’imaginent pas toujours: la préparation, l’intervention d’un ingénieur pour la stabilité, les défis techniques de la réalisation…"
« Il devrait y avoir davantage d’oeuvres comme celle-là en ville »
Florence Rasson, artiste et galeriste à Tournai, connaît bien l’art contemporain. "Tout le monde n’aime pas l’abstraction. Or, pas mal de gens ont tendance à rejeter ce qu’ils ne connaissent pas. Cette œuvre ne fait pas l’unanimité et ne laisse pas indifférents les gens qui passent par là ? Eh bien c’est aussi sa vocation: on échange, on parle de l’art contemporain, on parle de la ville".
Elle a été elle-même l’auteure d’une sculpture de six mètres d’envergure installée en 2008 au rond-point de la rue Neuve-Chaussée à l’entrée de sa ville d’origine : Péruwelz. "Il y avait eu des commentaires négatifs", se souvient-elle. Quinze ans plus tard, la plupart des Péruwelziens se sont approprié la grande sculpture sphérique (six mètres de diamètre) qui marque l’entrée de la ville. "Il devrait y avoir davantage d’œuvres d’art de ce genre dans nos villes, à Tournai en particulier. Comme en Flandre où il y en a énormément. C’est aussi une question d’éducation culturelle, et ces œuvres peuvent contribuer à sensibiliser le public, celui notamment qui ne va jamais dans les musées, à l’art. J’entends souvent des gens dire, en voyant une œuvre, que leur enfant aurait pu la faire. C’est faux bien sûr: techniquement, il y a un énorme travail, et il faut des idées que les gens recopient parfois".

L’auteur de l’abeille, le Gantois Nick Ervinck, est un artiste reconnu dans le milieu de l’art contemporain, en Belgique mais aussi à l’étranger. Qu’on aime ou on n’aime pas ce type d’art, c’est une réalité. Peut-être que, dans quelques années, les Tournaisiens connaîtront-ils de réputation cet artiste émergent et seront fiers d’avoir une de ses œuvres dans leur ville. Ou ils se diront qu’à Tournai il n’a pas eu la même inspiration que pour d’autres de ses oeuvres. L’avenir nous le dira.