Dans les coulisses de la plus grosse banque des yeux de Belgique, au CHU de Liège
Le professeur Bernard Duchesne est ophtalmologue et médecin référent de la banque des yeux du CHU de Liège, dont l’activité principale est la conservation de greffons de cornée. Leader en Belgique, chaque année, la banque liégeoise fournit entre 350 et 500 tissus aux chirurgiens. Focus dans le cadre de nos "Rencontres du samedi".
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- Publié le 16-09-2023 à 07h30
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Professeur Duchesne, vous êtes ophtalmologue et directeur de la banque des yeux du CHU de Liège. Cette banque, en quoi consiste-t-elle?
Elle a été créée en 1981 par le docteur Jean-François Weekers et le technicien Tony Lejeune et c’était la première banque du genre en Belgique. L’objectif de la banque, c’est de disposer de tissus destinés à la greffe de cornée, sans devoir attendre un donneur. Cela nous permet de programmer des interventions et de conserver les greffons dans les meilleures conditions. D’une part, pour avoir des tissus valables et disponibles en permanence; et, par ailleurs, pour pouvoir faire tous les tests préalables pour s’assurer de la qualité optimale de la cornée. Hormis les cornées, d’autres tissus sont conservés à la banque : la sclère, donc la « boule blanche » que constitue le globe oculaire; et des membranes amniotiques utilisées pour la réparation de surface oculaire. Enfin, la banque s’est spécialisée dans la préparation des greffes partielles de la cornée, les greffes dites lamellaires.
La banque est donc un lieu de conservation, de stockage de tissus oculaires.
Oui, ce qui sous-entend la présence de frigos. Pour ces tissus, en médecine, il existe deux types de conservation : une à froid, à 4°, qui est celle que nous utilisons à Liège; et une conservation à 32°, qui est la conservation à température humaine.
Nous avons choisi la conservation à froid parce que c’est la technique de conservation la plus facile à mettre en œuvre, et qui est, de loin, la plus utilisée dans le monde. Les États-Unis, par exemple, fonctionnent avec des greffons conservés à 4°. La conservation à 32° est une spécificité européenne. Mais vu le turn-over de greffes que nous réalisons et de greffons que nous délivrons à l’extérieur, nous n’avons pas besoin d’une conservation à plus long terme. Celle à 4° permet de conserver le tissu jusqu’à 15 jours; alors que, à chaud, on peut aller jusqu’à une conservation d’un mois.
D’où proviennent les greffons?
De personnes décédées. Alors, revenons sur les dons d’organes et de tissus. En Belgique, la loi est dite « positive », c’est donc une loi qui sous-entend que toute personne est potentiellement considérée comme donneuse. Si l’on souhaite, que ce soit positivement ou négativement, faire savoir sa volonté en matière de don d’organes et de tissus, on le fait à la maison communale. Aujourd’hui, en Belgique, 380000 personnes ont fait la démarche positive de dire « Oui, je suis donneur ». Il y a 190000 personnes qui ont, par contre, émis un avis défavorable au don.

380000, c’est un bon chiffre?
Il pourrait être meilleur, nous sommes 11 millions. Potentiellement, il faudrait que 3 ou 4 millions de personnes aient statué positivement. Ça permettrait d’éviter bien des difficultés quand on est en situation de drame.
Comment se passe le prélèvement de la cornée?
On vérifie donc préalablement qu’il n’y a pas d’opposition au don. Ensuite, c’est le globe oculaire en entier qui est prélevé sur la personne décédée, à la différence de certains pays comme la France où seule la cornée est enlevée. Cette opération est prise en charge par un des trois techniciens spécialement formés qui composent l’équipe de la banque des yeux. En règle générale, on doit aller assez vite pour le prélèvement. On ne peut pas laisser le tissu trop longtemps en souffrance sur la personne décédée. On essaie de ne pas dépasser les 12 heures.
Une fois prélevé, le globe entier est rapporté à la banque. On analyse s’il est en bon état, s’il peut convenir à une greffe. Via un prélèvement sanguin, on s’assure aussi qu’il n’y a aucune pathologie transmissible au travers du greffon.
Quand le globe est validé, on effectue alors une désinfection d’une heure dans un bain d’antibiotiques. Ensuite, il fait l’objet d’une dissection qui permet d’extraire une collerette de sclère, une collerette blanche de la partie antérieure du globe oculaire, et qui contient la cornée. C’est ce tissu transparent qui est la fenêtre enchâssée à l’avant de l’œil, derrière laquelle on voit l’iris, la partie colorée de l’œil. La cornée est totalement transparente donc quand on regarde quelqu’un dans les yeux, ce que l’on voit, c’est le reflet de la lumière qui se projette dans la cornée. Ce qui la rend transparente, c’est qu’elle est avasculaire, donc elle ne contient pas de vaisseaux. Elle ne nécessite donc pas de compatibilité entre le donneur et le receveur. La compatibilité sera parfaite même si le rejet existe.

Une fois la dissection terminée, le greffon est alors prêt à être conservé?
Il sera placé dans un liquide de conservation qui va permettre d’apporter les nutriments nécessaires à son maintien en bonne qualité jusqu’à la greffe.
Votre banque est la seule en Belgique francophone, une satisfaction?
C’est une satisfaction et une fierté d’avoir pu reprendre l’activité du docteur Weekers et de l’avoir fait croître. Les techniciens actuels ont augmenté le nombre de greffons que nous délivrons à la fois au CHU mais aussi à des tas d’hôpitaux extérieurs. En Belgique, sont réalisées entre 800 et 1000 greffes par an et la banque des yeux de Liège fournit entre 350 et 500 greffons chaque année. Nous sommes la plus grosse banque en Belgique. Il y en a trois autres, en Flandre : à Anvers, Leuven et Gand.
La banque de Liège a une réputation d’excellence parce que les trois banques néerlandophones font de la conservation à chaud, à l’inverse de nous. Or quand vous recevez un greffon conservé à chaud, il y a un œdème, un gonflement du tissu, donc, esthétiquement parlant, tous les chirurgiens qui reçoivent un greffon conservé à froid constatent sa qualité.
Ce lieu de stockage de tissus humains doit être fortement contrôlé?
Le niveau de contrôle est énorme. La banque a été remise au niveau européen le plus strict en la matière. On dispose d’une salle blanche d’un niveau comparable à ce qui se fait au niveau pharmaceutique. On respecte des critères très sévères qui se justifient et qui sont un gage de qualité.
En préparant cette interview, vous aviez certaines réticences à parler de la banque, pourquoi? Les yeux sont tabous?
Le globe oculaire a un statut particulier dans le don d’organes et de tissus. Quand un individu décède et qu’un prélèvement multi-organes est envisagé (cœur, reins, foie…) ainsi qu’un prélèvement de tissus (osselets de l’oreille interne, peau, os…), les yeux font malheureusement souvent l’objet de refus. Dans nos traditions culturelles européennes, la publicité autour du don de tissus n’est pas bien perçue, alors qu’aux États-Unis par exemple, ils utilisent des vedettes qui ont été greffées pour faire des spots publicitaires pour inciter au don. Chez nous, une contre-publicité serait néfaste pour l’activité de greffe or elle est essentielle puisqu’elle permet de rendre la vue.
La greffe de cornée : « Il faut du temps pour retrouver une vision correcte »
La greffe de cornée est le type de greffe le plus répandu. Au CHU, vous en pratiquez entre 150 et 200 par an. Vous êtes donc un hôpital de référence pour cette intervention. En quoi consiste-t-elle?
Il faut savoir que la cornée est le premier tissu à avoir été greffé d’être humain à être humain, c’était en 1905. Il y a eu des tas d’essais au XIXe siècle avec des xénogreffes, donc des greffes faites à partir de tissus de gazelles, de chèvres, mais la première greffe humaine de cornée a été faite par Zirm, qui est un médecin autrichien qui travaillait à Zurich. À l’époque, il n’y avait pas de microscope, les sutures étaient faites avec des fils bien différents de ceux qu’on utilise aujourd’hui, les patients étaient placés dans le noir pendant un mois sans pouvoir bouger.
Aujourd’hui, ça n’a plus rien à voir. Les patients rentrent à l’hôpital, sont opérés le jour même et sortent le lendemain. C’est une opération qui peut se faire sous anesthésie locale mais nous privilégions l’anesthésie générale. Elle dure en moyenne 45 minutes à une heure et elle consiste à trépaner, c’est-à-dire découper de façon circulaire, le confetti central de la cornée du receveur. La cornée fait 12 mm de diamètre et on remplace généralement les 8 mm centraux. Préalablement, on aura trépané la cornée du donneur pour être certain d’avoir un greffon de bonne qualité. Ce greffon fait généralement 0,25 mm de plus pour qu’il prenne vraiment tout l’espace à combler sur le receveur. Ensuite, on recoud par 8 points de suture et un surjet, qui est un fil continu. Cette greffe de pleine épaisseur est ce qu’on appelle la greffe transfixiante.
Après la greffe, des complications sont-elles possibles?
Oui, elles sont possibles mais relativement rares. Ce n’est pas une complication, je parlerais plutôt d’une difficulté particulière qui est la lenteur de récupération. Les gens s’attendent à une récupération immédiate, à retrouver la vue d’un claquement de doigts, mais, malheureusement, il faut plusieurs semaines voire parfois plusieurs mois avant de récupérer une vision correcte. En sachant que l’acuité visuelle moyenne après une greffe transfixiante est de 6/10 même si l’objectif est d’amener les gens à 10/10.

À qui s’adresse cette intervention?
La greffe de cornée transfixiante, c’est soit quand la cornée est déformée, opacifiée ou détruite par des accidents, des brûlures. Il y a donc des infections qui peuvent altérer la cornée, des traumatismes, et puis il y a les maladies à proprement parler comme le kératocône ou la dystrophie de Fuchs, qui est la première indication de greffe lamellaire cette fois, donc l’autre sorte de greffe qui est alors partielle.
Depuis une bonne dizaine d’années, on a une évolution importante dans le domaine de la banque des yeux. De la greffe transfixiante qui était majoritaire, on a évolué vers une majorité de greffes lamellaires. Ces dernières sont divisées en deux types : les greffes antérieures et postérieures. Les postérieures concernent toutes les maladies qui touchent la partie postérieure de la cornée (comme la dystrophie de Fuchs) et il en existe deux types : la DSAEK et la DMEK. Tandis que les greffes antérieures – les DALK – concernent toutes les anomalies antérieures de la cornée.
Vous parlez de trois techniques de greffe mais aucune ne l’emporte sur les autres?
Non, les trois doivent être utilisées et, aujourd’hui, personne sur cette Terre ne sait dire quelle est la meilleure technique. Nous avons d’ailleurs mis au point un travail de recherche qui s’appelle « Best cornea » et qui est un projet national. L’université d’Anvers – qui a le lead sur l’étude – et celle de Liège sont les promotrices de cette recherche. Avec l’aide de 13 chirurgiens belges, on va déterminer si une technique est supérieure à l’autre. C’est la première étude aussi importante sur la question car elle inclut 220 personnes au total.
Le suivi postopératoire est aussi très important. Comment s’organise-t-il?
Il est même crucial et c’est ce qui nous différencie de beaucoup d’autres centres. Nous continuons à suivre nos greffes sur le long terme. Il y a des ajustements de traitement, de sutures, qui doivent être faits et ils sont primordiaux car cela conditionne le succès et le taux de réussite de l’intervention. Généralement, pendant un an et demi, il y a un suivi extrêmement rapproché des greffés et puis, annuellement, on revoit les patients.
« Freiner cette épidémie de myopie »
Bernard Duchesne, quels sont vos conseils pour prendre soin des yeux?
Le sujet le plus chaud actuellement, c’est d’essayer de freiner cette épidémie de myopie à laquelle on assiste. C’est un combat qu’on doit mener opticiens, ophtalmologues, optométristes, tous ensemble, et avec les familles, pour éviter une progression aussi manifeste du nombre de myopes. On considérait, dans les années 90, que la population myope était d’environ 8 %; on dépasse aujourd’hui les 28 %. Ça, c’est en Belgique. Si on considère des pays comme Taïwan ou d’autres pays asiatiques, le taux atteint parfois 80 % dans la population générale.
On sait que les petites myopies ne posent pas de problème, n’ont pas de complications, mais pour les plus importantes, au-delà de - 4, il y a un risque plus grand de développer des maladies sérieuses comme le décollement de rétine, le glaucome… Donc, ça a un intérêt de parvenir à réduire le nombre de patients myopes, notamment les enfants.
Ce qui crée de la myopie chez l’enfant, c’est la suraccommodation, soit le fait d’être en permanence en effort visuel de près. Les enfants étant soumis à des téléphones, des tablettes, des écrans à tout-va, tout ce qui est un effort en vision de près va générer un risque majoré de myopie. D’autre part, le cristallin – la petite loupe à l’intérieur de l’œil – chez l’enfant n’est pas équipé pour se protéger des lumières émanant de nos ordinateurs. Donc mettre les enfants de façon prolongée devant des écrans est un non-sens.
Ce constat fait qu’on recommande que les enfants soient sans ordinateur, sans écran, sans rien, à l’extérieur, à la lumière naturelle, au minimum une heure à heure et demie par jour.

Parce que la lumière naturelle est bénéfique à l’œil?
Exactement. On a constaté que les longueurs d’ondes que l’œil rencontre quand il est à l’extérieur, à la lumière naturelle, permettent d’éviter la progression vers une myopie plus importante.
Le premier conseil que je peux donc vraiment donner pour protéger ses yeux, c’est la prévention chez l’enfant.
Et chez l’adulte? Je pense par exemple aux effets du soleil.
Le soleil est cataractogène : il génère de la cataracte. Ça a été étudié et démontré. C’est évident quand on va dans des pays à fort taux d’ensoleillement, en Afrique par exemple, la survenue d’une cataracte est plus précoce qu’en Europe. Le taux d’UV y est très important et ce sont eux qui vont endommager les protéines cristalliniennes et donc favoriser le développement d’une cataracte précoce. Donc, la protection à l’égard du soleil est importante.
On a l’impression que de plus en plus de gens portent des lunettes. C’est parce qu’il y a plus de pathologies?
Non, c’est précisément parce que le dépistage des problèmes de myopie ou autre se fait beaucoup mieux qu’avant. On est aussi un pays leader dans le dépistage de l’amblyopie. Un enfant qui louche dès la petite enfance va développer un strabisme et donc va « mettre un œil de côté » qui restera faible au cours de toute sa vie. Aujourd’hui, dans une cour de récré, le nombre d’enfants portant un cache sur un œil a diminué de façon drastique. Grâce à l’ONE, grâce à des dépistages chez le pédiatre, on est un pays cité en exemple.
Ça veut dire que la prévention a un effet salvateur pour les enfants.
Il y a beaucoup de pathologies ophtalmologiques, elles se développent?
Il y en a beaucoup mais il y en a une qui est en augmentation constante, chez la personne âgée, c’est la dégénérescence maculaire liée à l’âge (la DMLA) et on se rend compte aujourd’hui qu’il existe des formes chez les personnes plus jeunes également. Quand on n’a plus de macula, on a une perte de vision très importante. On ne parle pas de cécité mais la perception visuelle est fortement altérée, jusqu’à ne plus savoir reconnaître un visage. Jusqu’à présent, il existe des traitements pour la forme humide de la maladie, pour stabiliser la situation, et on est en train de mettre en place un protocole d’étude sur la DMLA sèche pour laquelle nous n’avions aucun traitement auparavant. Il y a des perspectives dans le domaine mais, malgré la prévention, on constate une augmentation significative du nombre de patients et une des causes possibles pourrait être l’exposition excessive à certaines longueurs d’ondes dès le bas âge. Donc, avec la suraccommodation, le risque pour l’enfant est de développer de la myopie dès le jeune âge et de développer d’autres problèmes comme la DMLA plus tard.