Christian Jacquemin: "Les gens se plaignent du prix du Caddie… Ceux qui prenaient déjà des “ produits blancs ” sont étranglés"
"Les rencontres du samedi (1/2)" : Christian Jacquemin est le président de la FGTB Verviers-Ostbelgien. À la veille du 1er mai 2023, les combats sont multiples pour la FGTB: pouvoir d’achat, chômage, indexation, conflit chez Delhaize… Premier volet de notre interview.
Publié le 29-04-2023 à 07h00
Christian Jacquemin, il y a un an, vous déclariez que la hausse du prix de l’énergie et la baisse du pouvoir d’achat représentaient « l’actualité urgentissime ». Est-ce toujours le cas ?
On a vu une explosion des coûts, c’était un peu la panique chez tout le monde. On ne comprenait pas toujours bien les raisons, et je pense qu’il y a eu une forme de spéculation: certains en ont profité pour augmenter les prix. Ça s’est un peu calmé et ce n’est plus dans les messages qu’on reçoit tous les jours, comme fin 2022 et en début d’année. Les prix restent élevés, mais chacun a un peu pris ses dispositions pour consommer moins même si les factures restent difficiles pour bon nombre de travailleurs, dont les plus fragilisés. La crainte, c’est que ça reparte à la hausse.
Ici, les gens se plaignent plus du prix du Caddie. Ceux qui prenaient des marques peuvent se rediriger vers les marques des distributeurs… Mais ceux qui prenaient déjà des "produits blancs" sont étranglés. Les produits de première nécessité ont explosé.
Un « empilement de crises », comme nous l’indiquait en novembre le secrétaire régional de la FGTB de Verviers…
Oui, sans constater l’effacement de la crise précédente. Elles s’empilent et c’est de plus en plus compliqué. On avait parlé d’une récession pour le premier trimestre et d’une explosion du chômage économique dans l’arrondissement, mais nous n’avons rien constaté de cela… Même si on voit doucement apparaître des restructurations et des fermetures d’entreprises car, conséquence de ce qui se passe, il y a moins de commandes. Le second semestre sera, je pense, plus compliqué.
Bloquer le prix des produits de consommation, c’est plausible ?
On a tout libéralisé ! Et, on le voit avec l’énergie, ça n’a jamais tiré les prix vers le bas. Tant qu’on ne régule pas ce genre de choses, il y aura de la spéculation. On le voit encore maintenant avec le prix des briques: les briqueteries profitent de la crise sans qu’il n’y ait une explication scientifique, rationnelle et économique. Ça doit être le cas, aussi, pour d’autres produits, y compris alimentaires. On prend l’excuse de l’indexation des salaires, mais une indexation de 10% ne justifie pas une augmentation de 20% ! À cause de cela, on a vu une explosion des aides sociales, même pour des travailleurs qui sont en couple et qui ne sont pas bénéficiaires d’un revenu d’intégration sociale.
Alors un blocage des prix, ce serait plus facile si cela dépendait d’une décision européenne, c’est clair. Mais on a aussi de la production locale. La Belgique pourrait faire un certain nombre de choses.
Par exemple ?
En Grèce, si je ne me trompe, l’eau plate ne peut être vendue au-delà d’1 €. On pourrait faire la même chose, quitte à aider les entreprises pour ne pas qu’elles vendent à perte. On pourrait aussi favoriser les circuits courts, qui mériteraient d’être soutenus financièrement. Pour cela, pas besoin de l’Europe !
Une des solutions serait de revoir la taxation sur le travail, de lancer une grande réforme fiscale… qu’on ne voit pas arriver. Quels sont les éléments qui, selon vous, devraient y figurer ?
C’est une question assez complexe. Premièrement, il faut rapprocher l’indexation des plafonds de la fiscalité avec l’indexation des plafonds réels. En d’autres termes, les salaires sont indexés de manière régulière, mais le plafond fiscal reste le même. Ces plafonds doivent suivre davantage l’inflation, pour ne pas qu’un travailleur obtienne une indexation et reçoive moins en net à la fin du mois.
Ensuite, Reynders a supprimé, voici 20 ans, la tranche supérieure à 50% dans les plafonds de la fiscalité. Il faudrait réinstaurer une tranche à 52 ou 55%, pour ceux qui gagnent plus de 100 000 € par exemple. Seul l’euro au-delà serait taxé à 55% (pas la totalité, à ne pas confondre). Les épaules les plus larges doivent supporter le plus, or ce n’est pas le cas. En Belgique, nous sommes aussi vite taxés. Il faudrait peut-être remonter cette tranche des revenus non taxés !
Enfin, il y a la globalisation des revenus. Car nous avons les revenus du travail, mais aussi ceux du capital. Or, quelqu’un qui vit de ses rentes ou de ses transactions boursières n’est pas ou peu taxé. Ce n’est pas en agissant là qu’on mettra des personnes en difficulté… Alors que les travailleurs, eux, ils le sont. Maintenant, nous savons quelle est la configuration du gouvernement. Mais c’est via la taxation et via l’augmentation des salaires qu’on peut agir. Pour ce point, on a modifié la norme de 96, qui est devenue une norme maximale. Ce changement dans la loi empêche les organisations syndicales et les travailleurs de négocier les salaires. On sait qu’il y a des entreprises en difficulté… Mais il y en a d’autres qui se sont bien servies aussi ! Les actionnaires augmentent leurs dividendes, pourquoi les travailleurs n’auraient-ils pas une petite part ? Notons aussi que la loi sur la compétitivité des entreprises est complètement faussée et que ce même gouvernement (le précédent) de droite, pour ne pas dire d’extrême droite, a procédé à un saut d’index de 2% en 2018. On continuera à se battre pour le retour d’une norme indicative afin de renégocier les salaires: ça aiderait les travailleurs et cet argent irait dans l’économie du pays.
Que pensez-vous du taux d’emploi à 80%, que martèlent certains partis ?
Comparons d’abord le nombre de demandeurs et le nombre d’emplois: il n’y a pas assez de personnes en capacité d’occuper les postes de travail pour arriver à ce taux qui est brandi comme un sésame. Il y a une inadéquation entre ce projet et la possibilité d’y arriver. À la FGTB, on a passé en revue les offres. Il faut voir le type d’emplois proposé: temps partiel, avec des compétences surévaluées, avec une voiture… Et on rencontre aussi un souci de projet individuel de vie, car les gens doivent avoir la liberté de choisir leur emploi. Or, au dernier conclave, ils viennent encore de décider que l’ouverture vers la frontière linguistique ne pouvait plus être une excuse. On a l’impression que tout est mis en place dans l’intérêt de la Flandre et non de la Wallonie. De plus, on parle de stopper les allocations de chômage après deux ans, et je crains que ce ne soit un passage obligé pour entrer au sein du prochain gouvernement… Alors que cette théorie du bâton ne va rien changer, le coût sera transféré aux Régions et aux Communes via les CPAS (comme avec les allocations d’insertion).
Ne faudrait-il pas, aussi, une indexation plus "juste", pour qu’elle bénéficie davantage aux bas salaires ?
Je rigole car, ici, ça fait une dizaine d’années qu’on y réfléchit. Mais on a peur d’ouvrir la boîte de Pandore. Il y a matière à réflexion, d’autant qu’augmenter les petits salaires fait rentrer de l’argent dans l’économie. Mais au sein de la FGTB, le projet n’est pas mûr, car il y a la question des cotisations sociales qu’un tel système devrait garantir. Or, un gros salaire contribue davantage aux cotisations sociales, et on ne veut les mettre à mal car l’outil a fait ses preuves. C’est l’avis de la FGTB de Verviers, pas de la FGTB au sens large.
"Une violence terrible de la part de Delhaize"
Christian Jacquemin, le 7 mars Delhaize annonçait son intention de franchiser ses 128 magasins intégrés. Depuis, des huissiers se sont présentés devant les magasins (aussi à Verviers), une ordonnance du tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles interdit les piquets devant les magasins (et les dépôts du Brabant flamand, Bruxelles et Puurs), le dialogue est inexistant… Ne porte-t-on pas atteinte au droit de grève ?
La manière dont Delhaize gère la situation est violente, dure, sans aucune négociation… C’est scandaleux, c’est un manque de respect total pour les travailleurs. Il y a une violence terrible de la part de Delhaize. Au-delà de cela, c’est tout le système du commerce en Belgique qui risque d’être bousculé. Si Delhaize ne fait plus que cela, les autres auront difficile de tenir le coup sans appliquer le même système. On parle d’un changement sur le temps de travail, sur la rémunération, sur les heures supplémentaires… Si Delhaize va au bout, ce sera inévitable. Et les autres chaînes auront du mal à concurrencer ce modèle. En Allemagne, on ne travaille pas le dimanche: on ne répond pas à une demande, on a créé un besoin !
Derrière ce conflit, c’est aussi une remise en question des libertés syndicales, et ça devient très grave. Les ordonnances des tribunaux, c’est ahurissant ! On intervient dans un conflit social pour l’intérêt d’une multinationale, en retirant aux travailleurs le dernier moyen qu’ils ont pour se mettre autour de la table. C’est scandaleux. On a commencé par les 17 sur le pont de Cheratte, il y a eu par après AB InBev. Et, ici, des gens reçoivent des astreintes à la maison, même ceux qui n’étaient pas sur le piquet. Le droit de grève est mis en danger, et cela permet à un Ducarme fort de ces jugements de venir avec une loi disant qu’il ne sera plus possible d’empêcher quelqu’un d’aller sur le lieu de travail.
Je ne comprends pas les juges, car c’est une requête unilatérale et on ne demande même pas l’avis de la partie adverse. De plus, dans certaines ordonnances on retrouve les mots que l’employeur utilise dans sa requête, c’est choquant. Et alors la répercussion ! Ça pourrait créer une jurisprudence pour d’autres conflits. On essaye de réduire notre pouvoir, notre rapport de force et celui des travailleurs qui se défendent, alors que l’agresseur, c’est Delhaize ! C’est en discussion, mais il devrait y avoir, dans la deuxième quinzaine de mai, des actions de revendications en front commun par rapport à cela.
Quelle issue voyez-vous ?
On a vu des gens être menottés… C’est disproportionné, ce ne sont pas des terroristes mais des travailleurs. Je ne m’attends pas à une sortie glorieuse pour qui que ce soit. L’idée du PS de fusionner les commissions paritaires est bonne, mais ce n’est pas le moment. Revenir en arrière de la part de Delhaize ? Je n’y crois pas. Je souhaiterais qu’on entre dans une procédure Renault pour avoir des propositions, discuter d’un plan social, négocier… Je crains qu’à l’avenir, toute représentation des travailleurs soit éteinte ; il y aurait matière à réfléchir sur une forme de représentation en regroupant des franchisés par zone. Enfin, de nombreux franchisés sont déjà dans la merde (sic), et on va créer d’autres franchises. Que se passera-t-il quand Heusy ouvrira le dimanche alors que celui de Stembert en profite aujourd’hui ? Le projet est mal foutu mais je vois mal comment, surtout avec ces astreintes, on reviendrait en arrière (même si des collègues les contestent). C’est un conflit qui risque de s’enliser, d’être difficile et dont les conséquences seront lourdes pour l’ensemble des travailleurs de tous les magasins, pour les libertés syndicales et pour la commission paritaire 202 qui risque de tomber (on ne les emmerdera pas au début, mais après ils risquent de perdre ce qu’ils ont négocié par le passé car la CCT 32 bis ne garantit que 6 mois).