Le carnaval, c’est bon pour la santé
Binche, Malmedy et beaucoup d’autres villes n’auront pas vécu un carnaval normal, cette année. Toutefois, une vie folklorique bien ancrée dans une région est bénéfique pour la santé. Le phénomène est même étudié scientifiquement en Belgique.
Publié le 01-03-2022 à 07h00
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Annulés ou organisés en mode mineur, les carnavals auront manqué à de nombreuses personnes, cette année encore. Certaines festivités se sont néanmoins tenues, de manière plus ou moins informelle. Ce qui manifeste surtout un profond attachement à ce folklore, qui ne se résume pas à de quelconques festivités. À vrai dire, lorsqu’il est très ancré dans une ville ou une région, le folklore présente même des vertus particulièrement bénéfiques, à travers les activités collectives qui en découlent.
"Il y a en premier lieu des conséquences positives immédiates, lorsqu'on participe à des événements collectifs de type marches folkloriques, carnavals, etc.", explique Bernard Rimé, professeur émérite de psychologie à l'UCLouvain et spécialiste des émotions collectives. On pourrait y ajouter des rassemblements tels que les festivals, les fêtes estudiantines ou spectacles, par exemple.

"Les effets sont positifs en termes de bien-être: sentiment d'appartenance sociale, cohésion de groupe, montée des affects positifs, confiance en soi", poursuit-il. Il ne s'agit pas ici d'enfoncer des portes ouvertes. "Ça fait du bien et c'est tout à fait démontré. Mais la pérennité des effets n'est pas énorme, on parle de quelques jours à quelques semaines". Raison pour laquelle cette appartenance à la communauté et ce partage de valeurs devraient faire l'objet d'un rafraîchissement régulier. Dans un même ordre d'idées, Émile Durkheim, un des fondateurs de la sociologie, "expliquait déjà que les grandes religions ont toutes un événement collectif chaque semaine, comme un rythme utile pour ne pas que l'effet s'étiole".
À côté de ces effets à court terme, l’activité folklorique tout au long de l’année au sein d’une collectivité provoque des effets sur la santé bien plus durables. Ce phénomène est même étudié dans une dizaine de villes belges dont les activités impliquent une participation dans la continuité, à travers la vie associative, la confection de costumes et masques, des répétitions, etc.
Échapper à la solitude
Depuis 2015, en effet, Bernard Rimé mène une telle étude en partenariat avec la Mutualité chrétienne. Les résultats, intéressants, sont encore en cours de consolidation, explique-t-il, et les conclusions devraient voir le jour dans un an environ. C'est la raison pour laquelle il préfère rester vague sur l'identité villes en question, mais il s'agit d'une dizaine de lieux belges où le folklore est très ancré et "de grande envergure".
Les données scientifiques permettent de constater que la participation sociale joue un rôle important pour la santé au même titre que le cholestérol, le tabac, etc.
"Là, les conséquences sur le bien-être sont très favorables. Ça colle tout à fait avec ce qu'on connaît sur le plan théorique, à savoir que la participation sociale dans la continuité permet d'échapper à la solitude. Et la solitude est extrêmement dommageable tant sur le plan physique que psychologique." L'étude porte sur des paramètres tels que la consommation de médicaments, les consultations médicales ou la fréquentation des hôpitaux. Et il apparaît que les données sont plus favorables là où la vie associative joue un rôle important dans la cité. "De plus en plus, les données scientifiques permettent de constater que la participation sociale joue un rôle important pour la santé au même titre que le cholestérol, le tabac, etc." Il en est ainsi du folklore local, mais cela vaut aussi pour le volontariat, par exemple.
A contrario, la quasi-absence de vie associative, ces deux dernières années, aura "altéré le bien-être de la population", les effets positifs ayant moins eu l'occasion de se déployer. Ce n'est pas pour rien que dans les régions concernées, le retour de ces événements est attendu avec impatience et exaltation.

C’est un choix douloureux qui a dû être posé, voici quelques semaines, dans la plupart des villes et villages aux traditions carnavalesques. Annuler le carnaval, pour beaucoup, revient à être amputé d’un membre. Et le sentiment s’accompagne cette année d’une certaine frustration, voire d’une amertume.
C'est en tout cas ce qui transparaît à Binche ou à Malmedy, pour citer deux exemples de cités aux carnavals célèbres. "Je vais être honnête: on a l'impression d'avoir été un peu roulés dans la farine. Il y a parfois deux poids, deux mesures, et on ne comprend pas très bien pourquoi nous ne pouvons pas faire notre carnaval", peste Didier Rombaux, président de l'ADF (Association de défense de folklore) de Binche. Les annulations sont tombées dans un autre contexte épidémique. Entretemps, le baromètre corona et passé du rouge à l'orange et devrait prochainement se teinter de jaune. Ce qui aurait, à quelques jours près, permis d'envisager les festivités différemment. "Il y a une grande frustration, comme une impression que les règles ont été changées en cours de partie", déplore aussi Fabien Marichal, président du chœur d'hommes La Royale Malmédienne, une des sociétés garantes du folklore dans la cité du Cwarmê.
Carnaval et lien social
Au-delà de cette frustration, les deux cités situées de part et d'autre de la Wallonie peuvent s'appuyer sur des traditions profondément ancrées, dont les pratiques ne se limitent pas aux festivités de quelques jours. "Il y a de nombreuses préparations, six semaines à l'avance. Et un sentiment général de convivialité et de grande entre sociétés", décrit le Binchois Didier Rombaux.
"Une des particularités du carnaval de Malmedy, c'est que chaque année sont produits de nouveaux costumes, de nouvelles partitions et de nouveaux textes en wallon. Les préparatifs s'inscrivent dans la durée, la vie folklorique dure tout au long de l'année et permet de tisser des liens, explique le Malmédien Fabien Marichal. Tout cela joue un rôle vital de construction de liens sociaux, d'interactions, de transmission entre générations. Le carnaval, ça se travaille, un peu comme la gastronomie. Le résultat final est le fruit d'un long travail en cuisine. Et ici, l'impact social est énorme".
À Malmedy comme ailleurs, après voir été mises entre parenthèses, ces activités collectives réapparaissent progressivement, dans un esprit intact de convivialité et de partage. "Je ne vais certainement pas critiquer les mesures sanitaires. Nous-mêmes avons cessé nos activités pour nous protéger les uns les autres, dès lors que nous chantons en groupe." Mais l'impatience se fait sentir aujourd'hui, assurément. "Faire du shopping et aller au resto, c'est très bien. Mais cette jonction sociale que permet le folklore est vraiment importante. Sans ce lien social et sans culture, il n'y a pas de vie", résume Fabien Marichal.

La question aura peut-être turlupiné les amoureux du folklore ces deux dernières années: l’annulation des activités pourrait-elle mettre à mal la vitalité du folklore, sur le long terme? Voire en faire disparaître certains éléments?
Il n'y a pas de quoi s'alarmer, rassure Françoise Lempereur, spécialiste du patrimoine immatériel, qui enseigne cette matière à l'ULiège. "Pour tout ce qui tourne autour du folklore, c'est évidemment plus problématique, d'un point de vue économique. Mais le folklore à proprement parler n'a rien à craindre. C'est quelque chose de suffisamment ancré et structuré, surtout lorsqu'on parle de "vrais" folklores comme à Binche, Malmedy, Stavelot, La Louvière, etc. On pourrait aussi évoquer les marches de l'Entre-Sambre-et-Meuse et d'autres, naturellement." Ce pourrait moins être le cas de festivités créées récemment, ou ne reposant pas vraiment un patrimoine.
Il convient néanmoins d'assurer la transmission auprès des jeunes générations. "Des enfants qui ont grandi en temps de Covid n'ont pas encore cet attachement, de même que des ados ou de jeunes universitaires qui risquent de décrocher. C'est pour cela qu'il est important d'opérer une forme de rafraîchissement de la mémoire", à travers des photos, des vidéos, des souvenirs, des chants, etc.
Du côté de Binche, Didier Rombaux, président de l'ADF (Association de défense du folklore), émet d'ailleurs quelques craintes. " Il n'y aura aucun souci pour les adultes. Mais il ne faut pas se leurrer, certaines sociétés risquent d'éprouver quelques difficultés, je pense à des sociétés qui comptent des enfants, comme les Arlequins ou les Pierrots par exemple", redoute-t-il quelque peu.