Marianne Streel, présidente de la Fédération Wallonne de l’Agriculture : un secteur "très stressé sur son avenir"
Défis économiques, environnementaux, sociétaux… Le secteur de l’agriculture a du pain sur la planche. La présidente de la FWA, la Fédération Wallonne de l’Agriculture, l’affirme.
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- Publié le 12-08-2023 à 08h00
- Mis à jour le 04-09-2023 à 09h37
Marianne Streel, vous présidez le syndicat agricole wallon. Comme beaucoup de secteurs, les agriculteurs ont dû et doivent faire face aux crises successives (Covid, Ukraine, coût des énergies…). Comment se portent nos agriculteurs aujourd’hui ?
Il y a quand même énormément de stress dans le secteur. Même si l’année 2022 a été une année plus fructueuse au niveau du revenu – sauf pour le secteur bovin – que les dernières années, on a vu nos coûts de production de nouveau augmenter fortement. Et donc on a quand même des agriculteurs qui se tracassent de leur avenir, avec d’ailleurs peu de repreneurs qui se déclarent. On est face à une agriculture très stressée sur son avenir face aux nombreux défis qui l’attendent (lire ci-après).
TESTEZ NOTRE SIMULATEUR "Dans les bottes d'un agriculteur"La crise Covid nous est tombée dessus comme tout le monde, ça a demandé à la FWA beaucoup de travail pour convaincre que la continuité du secteur agricole dépendait aussi de la continuité de l’ouverture de l’amont et de l’aval… Il nous fallait des semences, il nous fallait des aliments pour le bétail, il fallait que les vétérinaires puissent continuer à venir dans nos exploitations, etc. Le secteur de la pomme de terre (fermeture des restos, etc.) et celui de l’horticulture sont ceux qui ont connu le plus de difficultés. On a eu un consommateur qui se tournait vers le circuit court, le local, le durable avant de reprendre "sa vie d’avant", celle d’acheter tout au même endroit. Ce regain d’attention envers nos produits a rapidement diminué. Est arrivée la relance économique avec la Chine qui avait quand même des grosses demandes, et donc on a vu les coûts de production, l’énergie, les engrais, augmenter, et puis ça s’est accentué avec le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Le prix des céréales a évidemment augmenté, ce qui a donné une meilleure marge aux producteurs de céréales même si, je dois quand même le dire, des marchés très bas ou des prix très hauts ça n’arrange jamais l’agriculture, parce que c’est le signe de déstabilisation forte du marché, et il vaut mieux un marché stable.
C’est l’ensemble du marché des matières premières agricoles qui s’est affolé en 2022. Peut-on parler d’une accalmie aujourd’hui ?
Quand on a des prix très bas, on a peu de chance d’avoir une marge… mais un prix très haut ne veut pas dire marge non plus. Accalmie ou pas accalmie, vraiment, notre volonté c’est de gagner notre vie, que les factures et le travail soient payés et qu’on ait un revenu pour nos enfants, pour pouvoir faire vivre notre famille. Aujourd’hui, on connaît une forte augmentation des coûts de l’énergie, même si ça a diminué un petit peu. Et si je prends le secteur laitier, les prix ont déjà diminué ces derniers mois et on nous annonce qu’ils vont continuer à diminuer jusqu’à la fin de l’année (on arriverait à 0,35 cent). Sans compter la problématique des débouchés pour la viande bovine, un secteur qui souffre au niveau de la marge. Le climat ne joue pas en sa faveur non plus, avec cet été non propice aux barbecues ou aux fêtes de famille.
Les marchés et les prix changent et pas uniquement à cause de l’offre et de la demande mais aussi avec le climat géopolitique. Et ce n’est pas toujours simple à vivre non plus du côté des agriculteurs de se dire que pour gagner sa vie il faut qu’il y ait un problème dans une autre partie du monde.
Pouvez-vous nous dresser un état des lieux des exploitations agricoles en Wallonie ?
On compte un peu plus de 12 700 exploitations. On a quand même perdu, depuis les années 80, la moitié de celles-ci. Cela pose la question de la transmission et c’est quand même quelque chose de très préoccupant. La moyenne de nos exploitations, il y a quelques années, c’était 56 hectares. Aujourd’hui, c’est 58,2. La moyenne du bétail, c’est 141 têtes de bétail. La surface agricole utile, c’est 44% du territoire wallon. La moitié de ce territoire, ce sont des prairies et de l’alimentation fourragère pour le bétail. La moitié de nos exploitations détiennent du bétail et, ça, c’est aussi quelque chose qui est important pour notre territoire. On a une main-d’œuvre qui très familiale, puisqu’on a encore 22 000 actifs dans le secteur (dont 93% sont liés au chef d’exploitation ou qui sont le chef d’exploitation). On est réellement avec une agriculture familiale, ce ne sont pas des mots qu’on lance en l’air. On a encore une main-d’œuvre familiale et 27% de celle-ci est féminine.
La moitié du territoire, je l’ai dit, ce sont des prairies, de la culture fourragère (14%), les céréales (25%), des légumes (8,4%) et les pommes de terre (5,4%). La Wallonie n’est pas couverte de pommes de terre comme on a tendance à le dire. On a la grande chance d’avoir une agriculture très diversifiée en Wallonie. On s’est extrêmement bien organisé par rapport au climat et au type de sol.
Quels sont les grands défis et difficultés que les agriculteurs wallons doivent affronter actuellement ?
D’abord, il faut retrouver la confiance du consommateur, du politique, du citoyen… Il faut combattre cet agri-bashing actuel. On a subi beaucoup de marketing de la peur avec nos produits et nos pratiques, beaucoup d’attaques concernant le bien-être animal. La population qu’on entend peu a enregistré ces messages négatifs. Il y a tout un travail de confiance et de respect à recréer et à récupérer, d’où, à Libramont, notre action pour faire signer un manifeste aux politiques pour recréer cette confiance entre le politique et les agriculteurs.
Un autre challenge est de devoir répondre aux cumuls de législations qui vont très loin et qui nous comparent parfois à de l’industrie lourde, chimique ou autre. Or, ce n’est pas du tout le cas. D’où ce stress pour l’agriculteur d’oublier ou de ne pas connaître quelque chose, et les sanctions qui pourraient s’en suivre en cas de contrôle. Ça met quand même une fameuse pression sur les agriculteurs.
Ensuite, la transmission des exploitations est aussi un défi (lire ci-après) et ces éléments décrits ne donnent pas envie aux jeunes de se lancer. Les enjeux environnementaux sont cruciaux (lire ci-après également).
Votre devise est "durabilité, fierté et solidarité". Expliquez-nous en quoi ces trois axes sont importants ?
La durabilité, c’est quand même la base du travail des agriculteurs: améliorer notre production, répondre aux besoins du consommateur mais en ayant toujours plus de respect pour l’environnement. C’est un secteur qui, en 70 ans, a fortement évolué dans ses pratiques, dans son matériel, dans sa façon de faire les choses. Il va toujours vers plus de durabilité. La solidarité, ici entre nous, mais aussi le développement de l’agriculture dans le reste du monde, l’ouverture vers le monde, de réfléchir tous ensemble. Et la fierté, c’est celle de l’amour de notre travail, de ces éleveurs qui, malgré la pénibilité du travail, physique et sociale, conservent la passion, l’amour de la nature et des animaux. Des agriculteurs qui sont de vrais professionnels, formés et compétents.
Oui, on a "des drames en Wallonie"
Le taux de suicide parmi les agriculteurs est préoccupant et souvent attribué aux défis psychologiques et économiques. Comment la FWA aborde-t-elle cette question et qu’est-ce qui est mis en place pour soutenir la santé mentale des agriculteurs en Wallonie ?
La FWA, c’est une grande famille. Et donc, de fait, on a des drames. Maintenant, est-ce qu’on a réellement des drames dans les proportions de la France ? Je n’ai réellement pas l’impression. Mais on en a. Et on a eu des familles qui ont été vraiment fortement touchées. Oui, ça existe. Ce n’est pas quelque chose du tout à nier. La santé mentale, c’est aussi bien vivre son boulot et ne pas être dans la dépression. Et là, je pense qu’on était assez préservé en agriculture et qu’on ne l’est plus du tout. Il y a tout le stress et les difficultés liées aux factures, aux contrôles, aux sanctions. Heureusement, il y a le soutien du groupe à la FWA à travers notamment 52 pôles économiques et agricoles qui sont là pour soutenir les agriculteurs à travers de l’aide administrative, bancaire, assurance, etc. Il y a aussi le groupe de soutien aux agriculteurs en difficulté. Et là, ce sont des agricultrices de l’UAW qui, bénévolement, vont sur le terrain. Elles vont sur l’exploitation et font en sorte d’arrêter l’hémorragie (en quelque sorte) en aidant dans la paperasse par exemple. L’aide des pairs est précieuse.
Les jeunes semblent moins enclins à embrasser une carrière agricole, cela a été évoqué ci-avant dans l’interview. Comment encouragez-vous la relève et quelles sont les initiatives à mettre en place pour susciter l’intérêt ?
L’objectif premier doit être de transmettre à la génération suivante, qu’elle soit en lien avec la famille ou non. Il y a 4 ans et demi, quand je suis devenue présidente de la FWA, mon premier projet a été de développer un projet axé sur le cédant. Je me suis rendu compte qu’arrivée l’âge de la retraite, il n’est pas préparé et a tendance à remettre rapidement au plus offrant. Est né le projet transmi-ferme. On prépare l’agriculteur à une transmission de son outil d’un point de vue juridique, comptable et autres, on le sensibilise à la possibilité d’une reprise réfléchie, dans de bonnes conditions. En parallèle, on a mis en place des fiche-projets pour les jeunes, on peut ainsi proposer des candidats. Et comme pour les couples sur internet, on fait "matcher les gens". On a par exemple permis de diviser une ferme en deux activités agricoles. Ce sont des réussites. Les autres syndicats s’en inspirent et la FWA en est fière car il faut que ça continue à percoler.
Ce n’est pas gagné pour autant…
Surtout au niveau législatif. Il faut être cohérent. On espère que plus de jeunes vont entrer dans l’agriculture, alors ayons des législations qui correspondent aux pratiques agricoles et à la possibilité de vivre son métier avec un peu moins de stress et des revenus qui tiennent la route. Les jeunes ont besoin de repères pour l’avenir. Et il ne faut pas oublier que quand on devient agriculteur ou agricultrice, on emmène toute sa famille dans l’aventure.
Et vous, comment se porte votre exploitation du côté de Rhisnes ? Un mot sur celle-ci ?
J’ai une exploitation grandes cultures avec neuf productions dont la chicorée, le colza, les petits pois, les pommes de terre notamment. L’important pour moi est la rotation et la diversification. Pour des raisons familiales, on a dû passer l’entreprise mais je suis toujours décisionnaire. Je peux vous dire que mon entreprise tient encore la route, mais elle a beaucoup moins de réserves qu’avant, et mon salaire n’a pas pu suivre les courbes de l’indexation du coût de la vie depuis les 15 dernières années. Il n’y a pas de raison que je m’en sorte mieux qu’un autre.