Pénurie de profs: "Il y a un gouffre entre le job tel qu’ils l’idéalisent et le job tel qu’ils le vivent"
Permanent syndical CSC Enseignement à Verviers, Fabien Crutzen, ancien prof à Notre-Dame Heusy, revient sur la pénurie de profs et du décrochage scolaire.
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Publié le 18-02-2023 à 09h29
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Ce n’est pas un secret, il manque cruellement d’enseignants. Pourquoi la profession n’attire-t-elle plus ?
Je pense qu’elle n’attire plus les "bons" élèves, qui sortent de l’enseignement général en premier choix. On arrive aujourd’hui dans des études d’enseignant après avoir raté ailleurs ou en venant de l’enseignement de qualification, ce qui veut dire qu’on a de la peine à recruter des éléments qui sont de très bonne qualité intellectuelle au départ. Pourquoi ça n’attire plus ? Les jeunes le disent: "Si c’est pour vivre ce que je vous ai fait vivre pendant des années ; si c’est pour n’avoir aucune reconnaissance, je n’ai pas envie." Nous sommes aussi dans une société où on veut gagner de l’argent. Je ne dis pas que la motivation de l’argent est la première pour devenir enseignant, heureusement que ce n’est pas le cas, mais il y a un moment où la société ne met pas en avant les valeurs qui sont celles de l’école traditionnelle. On est dans le tout, tout de suite, l’individualisme, l’argent facile. Et on ne peut pas dire que les gens qui nous gouvernent nous montrent l’exemple.
Le manque de reconnaissance fait-il souffrir ?
Oui. Ce qui me permet de dire que ça fait réagir, c’est que les gens, régulièrement, sur Internet, utilisent cette fameuse phrase: "Si tu penses que c’est si facile, viens faire mon métier, on en cherche." C’est la preuve que les enseignants souffrent de cette image qui est donnée d’eux-mêmes, à savoir des gens qui ne travaillent que quelques heures par semaine, qui ont plein de congés.
Justement, cette phrase souvent entendue "Les profs sont tout le temps en vacances", elle blesse ?
Ça blesse une partie des enseignants parce qu’ils savent que leur métier, c’est autre chose. La majorité des enseignants est là pour faire progresser les enfants. À titre personnel, j’ai des étudiants qui sont devenus médecins, traducteurs, chauffagistes, photographes… Revoir des gens qui ont trouvé leur voie dans la vie, c’est ça, la vraie fierté du métier. Quand vous croisez votre instit maternel ou primaire et que vous vous souvenez de lui, c’est une reconnaissance extrêmement importante. Or qu’est-ce qu’on donne comme image aujourd’hui ? Que ce sont des gens qui ne sont pas à la hauteur, qui ne font pas ce qu’il faut. Ce n’est pas la majorité, c’est même une extrême minorité, et cette minorité, elle existe dans tous les jobs.
Il ne fait pas bon être prof en 2023 ?
Je ne sais pas s’il faut aller jusque-là, tout n’est pas négatif. Si tout était négatif, on n’aurait plus aucun enseignant. Je pense qu’il y a énormément de profs qui se sentent bien dans leur école, je pense qu’il y a des écoles où il y a des choses positives qui se passent.
Le positif doit être relayé mais sans tomber dans le problème du marché scolaire. Les écoles contactent la presse pour faire connaître leurs activités, se faire de la pub, pour attirer les élèves, car, aujourd’hui, on est dans un marché où on doit vendre son école, et ça, c’est négatif. Ce marché scolaire s’accentue, surtout depuis le Covid, avec le souci qu’on a moins de mixité sociale qu’avant. C’est un des maux principaux de l’école: on se fait concurrence. Mais l’école doit-elle être un marché scolaire ? Il faut se poser rapidement la question. Demain, veut-on une école pour les riches et une école pour les pauvres ?
Avez-vous peur que la profession soit totalement mise de côté par les jeunes ?
Quand on parle de pénurie, il faut savoir de quoi on parle. Je n’ai pas de pénurie en début d’année scolaire, quand il faut engager les gens. J’ai des pénuries pour faire les remplacements. Et quand je dis que j’ai les gens en début d’année, parfois, ce sont des gens qui n’ont pas le titre, qui font ce qu’ils peuvent. Dans notre région, ça va encore, on a la chance d’avoir des titres et fonctions respectés mais à Bruxelles, les gens n’ont pas le titre, il n’y a plus de prof car personne ne veut aller y travailler.
Au-delà de la question de la pénurie, il y a celle du statut d’intérimaire. Qui en veut ? Qui veut se retrouver après ses études dans une situation où il n’y a pas de place fixe, pas de salaire assuré ?
Aujourd’hui encore, comment comble-t-on cette pénurie dans le fondamental ? On demande à des instits de maternelle ou des profs d’éducation physique de donner cours mais, avec tout le respect que j’ai pour eux, ils ne sont pas formés pour enseigner dans le primaire.
Alors, comment attirer des jeunes dans le métier ? Sûrement pas avec des décrets sur les évaluations, avec des conditions de travail de plus en plus compliquées. Il faut que les gens se sentent reconnus et aient des possibilités de se stabiliser dans la vie. Ce qui fait que les gens quittent le métier, c’est qu’il y a un gouffre entre le job tel qu’ils l’idéalisent et le job tel qu’ils le vivent dans la réalité. Mais heureusement que certains y trouvent un épanouissement.
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Décrochage scolaire: "Des élèves ont perdu le sens de l’école"
Pas toujours facile pour les jeunes de rester dans le train en marche de l’école.
Il y a quelques jours, on apprenait que près de 23 000 élèves ont présenté au moins 9 demi-jours d’absence entre août et décembre 2022. Pourquoi tant d’absences ?
Il n’y a pas d’études précises sur le pourquoi. Ça existait avant la période Covid mais elle a accentué les choses. J’ai contacté un centre PMS qui m’a raconté le cas d’une famille où il y a eu perte d’emploi, donc des difficultés familiales et financières. Comme ils ne savent pas payer certains frais scolaires, pendant X temps, ils ne mettent plus les enfants à l’école. Ce n’est pas une majorité des cas mais ce sont des choses qui existent. Il y a aussi la difficulté aujourd’hui pour les adolescents d’être dans une école où ils se sentent en total décalage. On leur propose une image de la société où, pour certains, l’idéal c’est de devenir YouTubeur mais l’école demande des efforts, de la concentration, du travail sur du long terme à l’opposé de l’immédiateté de la société actuelle. Et, autre souci, c’est que les adolescents, pour beaucoup, vivent avec leur GSM jour et nuit, avec tout ce qui se passe sur les réseaux sociaux et que l’école ne peut pas toujours gérer (harcèlement, échanges de messages…). Un enfant qui a joué à la PlayStation ou qui a discuté toute la nuit n’est pas en état d’aller à l’école le matin. Et la période Covid a accentué les choses car quand on s’est retrouvé sans école ou avec de l’école à distance, il y a plein d’ados qui ne se levaient même plus de leur lit. C’est pour ça que l’important, c’est de savoir quelle est la perspective qu’on leur donne en termes de société de demain ? Vers où va-t-on ? Dans une société d’hyperconsommation où tout doit aller vite, où il faut faire de l’argent, c’est quoi la perspective de vie ?
Ces années Covid vont-elles laisser des traces ?
Oui car elles ont fait perdre du sens, chez tout le monde dans la société, mais surtout chez nos enfants et nos adolescents. Il y a un retard scolaire qui s’est accumulé et qu’il est difficile de combler ; des élèves sont passés parfois avec des lacunes importantes ; et des élèves ont perdu le sens de l’école, alors que c’est le seul endroit où on peut avancer pour construire son futur et le futur de notre société. On ne se pose pas la question "quel doit être le sens de notre école ?". On a un Pacte d’excellence qui dit que l’enseignement ne fonctionne pas bien, on met des réformes systémiques en place, mais cela ne répond pas à la question du sens.
Comment aider les élèves alors ?
C’est compliqué. Il y a des questions qui se jouent au niveau familial et est-ce le rôle de l’école de rentrer dans les familles ? Si oui, avec quels moyens ? On voit que les services d’aide à la jeunesse sont débordés. Des ASBL se mettent en place pour raccrocher les jeunes à la société mais là, on est au bout du problème puisque le jeune a déjà décroché. Dans une école, ce qu’on peut faire, c’est avoir des équipes d’éducateurs qui ont du temps pour faire des rencontres individuelles avec ces jeunes en début de décrochage. Mais quand on voit toutes les missions que les éducateurs ont à remplir, le temps qui pourrait être consacré à un accompagnement individualisé, il est réduit à une portion congrue. Engager plus d’éducateurs ? On va répondre qu’on n’a pas les moyens. C’est une question de choix de société.