Lionel Artige, économiste à HEC Liège: « L’inflation nous oblige à changer nos comportements »
Pouvoir d’achat et flambée des prix sont au cœur des préoccupations. En témoigne la grève de mercredi. L’occasion d’aborder les enjeux de cette crise avec un économiste de HEC Liège.
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- Publié le 12-11-2022 à 08h00
Lionel Artige, les Belges sont préoccupés par la question du pouvoir d’achat. Peut-on parler d’un véritable effondrement de ce dernier ?
En tout cas, c’est un choc majeur puisqu’on n’a pas connu de taux d’inflation à deux chiffres depuis fin des années 70, début 80. En quarante ans, on n’a pas connu d’épisode inflationniste. L’inflation est une taxe monétaire qui ronge le pouvoir d’achat des ménages, et ça ronge aussi les profits des entreprises. Cela a un effet assez fort et ce n’est pas par hasard que les réactions sont importantes. C’est la première fois depuis la naissance de l’Euro qu’on connaît un épisode inflationniste de cette ampleur.
Il y a lieu de dramatiser ?
C’est une crise pour l’Europe, une de plus. Mais l’Europe se construit à partir de crises. Il ne faut pas s’en lamenter. Moi je ne m’en lamente pas. Bien sûr, comme tout le monde, je subis la hausse des prix.
Pour la petite explication, si on remonte à quarante ans, la gestion de l’inflation par l’Allemagne, la Belgique, par tous les pays qui ont connu cette inflation, était nationale. Il y avait une banque centrale nationale qui devait réagir pour lutter contre l’inflation. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. On a une Banque Centrale Européenne qui doit gérer une poussée de l’inflation pour l’ensemble des pays de la zone euro. Or, les taux d’inflation en Europe varient de 6% à 24%. C’est pour cela que c’est compliqué d’avoir une politique monétaire unique pour des poussées inflationnistes hétérogènes. La Belgique connaît un taux d’inflation supérieur à la moyenne de la zone euro. Elle doit faire attention. Et c’est pour cette raison que les politiques gouvernementales, qu’elles soient budgétaires, fiscales, structurelles, vont avoir de l’importance sur la maîtrise de l’inflation. Et ça, c’est nouveau. En tant que chercheur, je suis curieux et l’affût de savoir comment la zone euro va s’en sortir.
Le gouvernement belge a pris des mesures de compensation. Le « paquet » mis en place est-il suffisant à vos yeux ?
Plus largement, je pense que les réactions de l’Europe et des gouvernements nationaux qui peu ou prou ont fait la même chose vont dans le bon sens. C’est-à-dire qu’on a ici une poussée inflationniste qui est quand même essentiellement due à une hausse des prix énergétiques, ce qui était d’ailleurs le cas il y a 40 ans. On se retrouve dans la même situation. À l’époque, c’était le pétrole. Aujourd’hui, c’est le gaz. Les réactions des gouvernements nationaux et aussi quand même une certaine coordination européenne, c’est évidemment de maîtriser les prix énergétiques (boucliers fiscaux en France, baisse de la TVA en Belgique) plutôt que de dire qu’on va augmenter les salaires pour compenser l’inflation. On essaie de contenir les prix énergétiques pour un effet direct sur la facture des ménages et des entreprises, et un effet indirect sur le prix des biens et des services produits par les entreprises qui ont besoin de l’énergie pour les produire.
Ce que veulent éviter à la fois la Banque Centrale et les chefs d’état européens, c’est cette spirale inflationniste, c’est-à-dire une augmentation des salaires qui fait augmenter les prix, les prix faisant augmenter les salaires et les salaires faisant augmenter les prix. Il faut absolument éviter ce cercle vicieux. Pour l’instant, on n’en est pas là. La Belgique a une position un petit peu à part à cause de l’indexation des salaires. C’est pour cette raison que le gouvernement belge marche sur des œufs, parce qu’il peut tout à fait comprendre que le pouvoir d’achat des salariés est rongé et, en même temps, s’il accède aux demandes d’augmentations des salaires, il risque de prolonger la durée de l’inflation. Finalement, le compromis trouvé, c’est de dire: on essaie de limiter la hausse des prix énergétiques et on aide les ménages les plus modestes en augmentant leurs ressources financières pour se chauffer.
Et c’est suffisant ?
On pourrait faire plus, oui. Mais avec le risque de ne pas changer les comportements énergétiques des ménages et des entreprises. Je pense, et ce n’est peut-être pas audible de le dire, que cette crise est l’occasion de remettre en cause notre mode de vie, notre mode de consommation énergétique. L’augmentation des prix énergétiques issus des énergies fossiles fait qu’on va devoir s’adapter pour consommer moins et autrement. Quand c’est plus cher, on consomme moins.
Vous voyez ça comme une aubaine ?
Le mot est fort mais je dirais une occasion. La consommation d’électricité a déjà baissé. Ce n’est pas un hasard. A-t-on besoin d’éclairer les autoroutes toute la nuit ? Il y a des tas des consommations énergétiques qui ne gênaient personne parce que le coût était modeste. Avoir de l’énergie qui n’est plus bon marché fait en sorte qu’on commence à se poser la question de savoir si on ne peut pas consommer moins. La transition énergétique vient aussi de la hausse des prix énergétiques. Je pense que les gouvernements ont intérêt à amortir le choc, mais pas à compenser totalement pour profiter de l’occasion d’accélérer la transition énergétique. C’est marcher sur un fil parce qu’on a des gens qui râlent que leur pouvoir d’achat soit très contraint ou des entreprises qui n’ont peut-être pas fait les bons choix ou suffisamment d’investissements pour changer de mode énergétique. L’augmentation, elle récompense ceux qui ont fait cette démarche avant, ceux qui sont passés au solaire par exemple, et qui ne sentent rien aujourd’hui.
Tout le monde n’a pas les moyens de passer au solaire…
C’était sans doute très cher de le faire pour certains ménages avec la hausse des prix des hydrocarbures. On est d’accord. Mais plus la classe moyenne passera au solaire, plus ce sera bon marché de se chauffer au gaz. Le marché du renouvelable reste un marché de niche, il doit basculer. Si cette crise énergétique peut faire basculer le marché vers des investissements et des comportements de consommations énergétiques différents, ce sera tout bénef pour tout le monde. La hausse des prix du gaz date de 2021, c’est-à-dire bien avant la guerre en Ukraine. Il ne faut pas oublier que la croissance cette année-là était très forte et donc la demande de gaz a été forte. Cette demande a fait exploser les prix. Si la demande diminue, ce sera une bonne chose.
Que la classe moyenne soit la plus touchée dans cette crise, une réalité ?
Il faut nuancer. Les ménages modestes vont moins ressentir l’effet parce qu’il n’y aura plus de compensation de la part du gouvernement, mais on peut estimer que la classe moyenne a des revenus plus élevés qui lui permettent d’absorber le choc plus facilement. La classe moyenne est plus touchée que la classe supérieure et moins aidée que la classe la plus modeste. Mais je préfère aujourd’hui être un ménage de classe moyenne sans aide sociale que d’être un ménage modeste avec de l’aide. Cela reste plus dur pour ces derniers.
Sortie de crise ? « Le scénario optimiste »
Vous mettez en évidence le risque que l’indexation alimente l’inflation. Faut-il la supprimer ?
L’indexation, dans la métaphore de l’incendie, c’est entre de l’eau et de l’essence. C’est à double tranchant. Ça peut être une lance pour l’éteindre et une à essence pour l’alimenter. Pour les entreprises et l’ensemble de l’économie belge, il faut être très prudent avec ce mécanisme.
Si on prend le chiffre de l’inflation en Belgique, de 10 à 12%, en France il est de 6%. Pendant je ne sais combien de temps, j’ai entendu à la radio des gens qui allaient faire leurs courses en France. On ne peut pas vouloir une augmentation de salaire et une limitation des prix. On ne pourra pas faire les deux. Le mécanisme de protection peut être aussi un mécanisme d’amplification de l’inflation dans la durée.
Comment peut-on aller plus loin pour protéger les salariés belges ?
Honnêtement, il y aura un coût pour tout le monde et il faut accepter ce coût. Il faut se questionner au quotidien sur les marges de manœuvres pour diminuer notre consommation et le coût de la facture énergétique. Regardons nos dépenses électriques: wifi, veille des télés, éclairage réfléchi, mettre le couvercle pour cuisiner, etc. Je parle au niveau individuel et aussi au niveau collectif, dans les entreprises, les écoles, les villes. Pensons à nos enfants. A-t-on besoin de toutes ces dépenses énergétiques pour vivre confortablement ? Si on pouvait diminuer de 20% ces dernières, ce serait déjà énorme en termes de C02. Je préfère insister là-dessus. Moi aussi j’ai envie que tout le monde puisse vivre confortablement. Mais on ne va pas mourir si on fait la vaisselle à l’eau froide. C’est plus facile de parler comme ça quand on a un bon salaire, évidemment, mais soyons réalistes: est-ce qu’on a vraiment besoin de tout ce qu’on achète ? Il faut tendre vers la sobriété et la réduction du gaspillage. On n’en sera pas moins bien lotis. D’ailleurs, de plus en plus de jeunes cherchent ce mode de vie avec des économies majeures à la clé.
Le mot de la fin ?

Je voudrais dire qu’on a une guerre en Europe. C’est normal qu’on pense à notre pouvoir d’achat et notre chauffage mais quand on pense aux Ukrainiens, on peut être solidaires. Ne donnons pas des motifs de satisfaction à Poutine et son régime. Il joue sur l’arme du gaz pour faire plier le soutien occidental à l’Ukraine. Il faut en tenir compte. Le pouvoir d’achat est rogné mais cela n’empêche pas de se montrer solidaire avec l’Ukraine.