Séance photo insolite : Ben’Art remonte le temps, noir sur blanc, au profit des rencontres (vidéos)
Mercredi et vendredi, pour ses 2e et 3e passages à Namur, le photographe Ben’Art a proposé aux passants de tirer leur portrait façon 30’s. Avec une machine qui résiste au temps.
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- Publié le 25-07-2022 à 10h37
- Mis à jour le 26-07-2022 à 08h36
Un accent de Tournai, place du Québec. Un ciel qui alterne entre nuages et éclaircies. Et le flux des passants: touristes découvrant la capitale wallonne, vacanciers en quête de bonnes affaires, quelques autres en pause qui vont chercher leur sandwich, sans parler du peuple de la rue qui la connaît trop bien et sait repérer l’anomalie, l’anachronisme.
Dans ses habits vintage, Ben’Art (Benoit Jacquet pour l’état civil) se plie en deux derrière un imposant appareil photo. Une machine sur trépied, avec chambre noire intégrée. Développement immédiat en direct des années 30.
" Ma chimie est à l’intérieur, explique celui qui se définit comme un artisan-photographe de rue nomade. Je développe mes photos directement et manuellement via deux bains, un révélateur et un fixateur qui va rendre la photo insensible à la lumière. Normalement, entre les deux, il me faudrait un bain d’arrêt, pour éviter les résidus de solutions chimiques, mais je n’ai pas la place dans mon mini-labo. "
La caisse en bois a déjà pas mal bourlingué, se patinant au fil des coups et du soleil (ce n’est pas pour rien qu’étymologiquement photographier signifie " dessiner avec la lumière "), de quoi sembler authentique. " En réalité, elle n’a pas cent ans, elle est l’œuvre d’un photographe de rue breton qui s’est reconverti en fabricant de ces boîtes d’une autre époque. " À base de matériel de récup’." Ce qui rend chaque engin unique. Sur le mien, il y a un barreau d’un ancien lit de bébé, par exemple. Il y a trois autres de ces créations en Belgique, une au musée de la photographie de Charleroi, une dans un studio à Bruxelles et une autre chez un passionné Ardennais. Je suis le seul à vouloir me professionnaliser. "
Sans course effrénée: développer une photo prend dix minutes, le temps de converser avec chacun des poseurs avant le verdict du positif, noir sur blanc.
" Je fonctionne au chapeau. Quel est le prix d’une photo? Difficile à quantifier le coût. En tout cas, j’accepte tout le monde, même ceux qui n’ont rien. Mais la plupart me donnent entre 5 et 10 €. Une dame m’a dit un jour: “10 € pour une photo!” Mais comme son mari y tenait, elle s’est prêtée à l’exercice. Quand elle a vu tout le processus, elle a compris. "
Pas de bol, sur le coup d’11h15, la pluie s’invite et oblige Ben à trouver un abri. Les curieux, passants et SDF, lui prêtent main-forte pour déménager le matos à l’entrée de l’église Saint-Loup. Hélas, rivé sur son smartphone, un étourdi a shooté dans les deux raviers de solutions aqueuses, sans se retourner. Pas moyen de les remplacer, la chimie a bu le bouillon, la séance tourne court. L’élan de solidarité laisse place au désarroi, sans photo-souvenir. " La rue, c’est ça ", sourit Ben, pour qui prime l’art-thérapie et la curiosité de l’autre et se rencontre, au-delà des œillères.
L’art du paradoxe, entre pose et pause

Installé à Braine-le-Château, Ben est tournaisien d’origine, mais surtout belge et citoyen du monde, un monde « pas assez à mon goût » . En 2017, alors que s’amorçait sa prise de conscience et de sens, après avoir réalisé un de ses rêves (avoir son nom dans un générique de cinéma, à savoir des séries animées à succès), l’artisan a fait le tour de la Belgique à pied et avec son sac-à-dos. " Sept mois de marche et 2000 km. Mon projet photographique, encore en numérique, était d’immortaliser le paysage, urbain ou naturel, mais en pleine abolition de l’être humain, sans aucune trace de lui. Cette fuite de la société, c’était mon premier grand projet. "
Dont il est revenu. " C’est vrai, je suis en réelle reconnexion ", continue celui qui a quelquefois réalisé des petits reportages pour ses amis. " J’œuvrais dans la spontanéité, je faisais des portraits volés. "
Là encore, le paradoxe a fait son effet: aujourd’hui, avec son matériel qui crève l’écran, Ben invite à la pose, à la pause. " Écrivez-le comme vous voulez. " Et surtout vivez l’instant, entend-il. " Le but, c’est de prendre le temps. Dans ce monde qui va vite, je voulais faire ma part. "
Parfaitement imparfait
Attention, cependant, s’il y a pose, c’est quand même le naturel, l’objectif. Les passants s’arrêtent comme ils sont sans coiffeur ni retouche maquillage. Loin des apparences soignées pour les photos de profil sur les réseaux sociaux.
" La réponse classique à ma proposition, c’est “je ne suis pas beau, je n’aime pas les photos de moi.” Je réponds que la génétique est bien faite, nous sommes à peu de chose près 8 milliards dans le monde, tous singuliers. Comment définir la beauté? Mes photos sont d’ailleurs parfaitement imparfaites. Trop exposées ou pas assez, avec des taches de chimie qui font quelque part ma signature. Cela dit, parfois, c’est moi qui ne suis pas satisfait de la photo et propose de la refaire… avant de voir que les gens sont juste émerveillés. "

Face aux rafales sur les smartphones, qui sont plus automatiques que fantastiques, Ben retrouve la magie de la photo, la réhabilite. " Les enfants s’arrêtent souvent avant les parents, les yeux tout ronds, se demandant ce qu’est cet objet. Quand je leur explique, ils ont l’air de me dire: “T’es bête ou quoi, on a nos téléphones”. Puis, ils s’émerveillent du développement de la photo, sans forcément comprendre l’astuce. J’ai dans mes cartons des ateliers pédago-philosophiques à l’école, pour expliquer le fonctionnement de la machine mais aussi ma démarche de vie humaniste. "
Àentendre certains curieux, qui ont vu quelques films de reconstitution, ils s’attendaient à quelques effets spéciaux – vous savez l’incroyable fumée qui enveloppe l’éclair du déclenchement. " Mes moyens modernes, mon objectif, mon papier à plus haute sensibilité que les plaques en verre de l’époque, tout ça m’évite un coup de flash, dans une lumière blanche qui devait complètement aveugler les sujets. De toute façon, c’est désormais interdit d’utiliser ces dispositifs au magnésium, à cause du risque d’explosion."
En réalité, Ben fait deux photos pour une. « La première, c’est le négatif. Au contact de la lumière, les zones sombres deviennent claires et vice-versa. Toujours dans la chambre noire, je rephotographie ma première prise pour la réinverser en un positif. Souvent, je garde le négatif. Mais, de plus en plus, les modèles souhaitent garder les deux clichés. Le négatif garde une certaine étrangeté. Je conseille d’associer les deux images en vis-à-vis dans un cadre, avec du répondant. " La beauté du paradoxe.