"C’est arrivé près de chez vous": les 30 ans du film culte de Benoît Poelvoorde
Près de 30 ans après sa sortie en salles, "C’est arrivé près de chez vous" continue de fasciner de nouvelles générations de cinéphiles. Son metteur en scène Rémy Belvaux, natif de Philippeville et disparu il y a 15 ans, était à l’origine de cette comédie noire.
- Publié le 20-03-2022 à 13h34
C'est une œuvre qui a marqué le septième art par son humour noir, ses répliques cultes et le jeu d'acteur de son interprète principal. Il y a bientôt 30 ans, C'est arrivé près de chez vous débarquait sur grand écran face à la presse et au public.
Dès la première projection au festival de Cannes, le 9 mai 1992, les spectateurs ne restent pas indifférents à l’égard de ce film belge relatant les frasques de Ben, un serial-killer qui gagne sa vie en tuant des personnes de la classe moyenne. Aux copieux applaudissements, se succèdent les demandes d’interview et les offres de distribution à l’étranger pour le trio aux commandes de ce faux documentaire: Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, tous âgés à l’époque d’une vingtaine d’années.
Si les trois lascars sont tous crédités comme réalisateurs du long-métrage, c’est pourtant Rémy qui en assurait la mise en scène et portait l’idée originale du projet. Dessinateur, sculpteur, animateur, cinéaste publicitaire, cet artiste prolifique, disparu il y a quinze ans, était un véritable touche à tout.
Un dessinateur précoce
Dès l’âge de huit ans, Rémy Belvaux, né le 10 novembre 1966 à Namur, manifeste un goût prononcé pour les beaux-arts. Jusqu’à douze heures par jour, il consacre son temps libre à plusieurs disciplines artistiques telles que le dessin ou la peinture. Des passions partagées par son père, directeur d’école, qui l’amène quelques années à l’académie de dessin de Châtelet.
Plutôt que d'aller jouer au foot comme d'autres enfants de Philippeville, il s'efforce de réaliser plusieurs centaines de croquis jusqu'à obtenir des films d'animation de quelques secondes. "Rémy s'est toujours servi du dessin plutôt que du verbe pour s'exprimer, raconte Bruno, son frère aîné devenu dramaturge. C'était curieux de le voir bosser ainsi comme s'il y était obligé. Et cette boulimie du travail ne l'a jamais quitté."
Et lorsqu'il s'agit d'obtenir un conseil, le jeune garçon n'hésite pas à présenter ses dessins à Jean Roba (1930-2006), le créateur de Boule & Bill, qui détenait alors une maison à Villers-en-Fagne. À l'adolescence, Rémy Belvaux entame une formation en art appliqué à l'Institut Félicien Rops de Namur, où son talent n'est pas toujours remarqué à sa juste valeur. "Il était sourd d'une oreille, plusieurs enseignants passaient à côté de son génie et souhaitaient même le placer dans l'enseignement professionnel", se souvient son frère.
Début d’une amitié avec Ben
L’arrivée de Rémy Belvaux à l’ITCF Félicien Rops symbolise aussi sa rencontre avec un futur acteur namurois de renommée, également élève de l’école après un passage éclair à l’Académie des Beaux-Arts de Namur. Durant cette période, le frère de Rémy, professeur de français, montait une pièce de théâtre dont les décors étaient conçus par la section arts graphiques de l’institut.
Au cours des répétitions, tout ne se passe pas comme prévu: le comédien principal se blesse et ne peut poursuivre l’aventure. Bruno entend parler d’un certain Benoît Poelvoorde qui, paraît-il, amuse beaucoup les élèves de l’établissement. Le metteur en scène lui propose d’intégrer l’équipe. Davantage par attirance pour la comédienne de la pièce que par goût pour la comédie, Benoît Poelvoorde accepte de relever le défi.
C'est durant cette première expérience qu'il sympathise avec Rémy Belvaux. Les deux hommes deviennent vite inséparables. "Ils partagent tous les deux un talent hors norme en dessin, dit Bruno Belvaux. Ce qui est d'abord une forme de compétition ou de défiance entre eux, cède vite la place à une immense et profonde amitié". En plus de leurs passions similaires, les deux hommes peinent chacun à s'intégrer dans un système scolaire qui a tendance à les rejeter en raison de leurs personnalités atypiques. "Le corps enseignant se déchirait entre les professeurs qui les adulent et ceux qui veulent les descendre… C'était assez terrible", se souvient Bruno Belvaux.
Un premier prix
Après l’enseignement secondaire, le cœur de Rémy Belvaux balance entre le dessin animé et la réalisation. D’abord refusé à l’Institut Supérieur des Arts de Bruxelles (INSAS), il tente sa chance dans le cinéma d’animation l’école nationale supérieure des arts visuels de la Cambre. Son quotidien se résume à des heures de travail ininterrompues sur une table à dessin pour obtenir un dessin animé. Une persévérance qui aboutira à un premier court-métrage, récompensé par le grand prix d’animation au Festival International du Film de Bruxelles. Il quitte ensuite La Cambre pour intégrer l’INSAS où sa candidature est enfin retenue.
Formation d’un fameux trio
Rémy rencontre André Bonzel, un Français étudiant à l'INSAS. Ensemble, avec la collaboration de Benoît Poelvoorde qui avait joué dans le précédent film de Rémy, L'Amant de maman (1987), ils élaborent le court-métrage Pas de C4 pour Daniel-Daniel (1987). Le tout en créant leur propre société de production, Les Artistes Anonymes. Dans ce pastiche de James Bond, tourné à Bruxelles et Paris, Poelvoorde incarne un agent secret loufoque, à la poursuite de son ennemi Dickinson ou encore du pédophile Slimane. Au casting se joignent Bruno et Lucas Belvaux, frères du réalisateur. Présenté en 1988 au festival Média 10-10 de Namur, le film obtient les prix du public et de la presse. Grâce à cette distinction, le tandem peut ainsi investir dans un nouveau projet qui deviendra bientôt une référence cinématographique.
Naissance d’un film culte
Grand fan de la BD d'humour noir Torpédo, Rémy propose l'histoire d'un tueur comme film d'étude aux professeurs de l'INSAS. Dès le départ, il imagine un faux documentaire dont l'esthétique s'inspire de l'émission Strip-Tease, que ce soit dans sa technique de caméra à l'épaule ou encore l'incursion dans le quotidien des gens ordinaires. Le tout sur un ton parodique pour dénoncer avec ironie la télé voyeuriste. "Le film est l'osmose entre les gens qui feraient tout pour être filmés et ceux qui feraient tout pour faire un film", disait souvent le cinéaste. Le titre, quant à lui, est emprunté à une ancienne rubrique du journal Le Soir.
Après avoir rendu une petite partie du travail comme examen à l'école, Rémy et ses deux complices songent à le décliner en un long-métrage. Ainsi débute la mise en chantier de C'est arrivé près de chez vous dont ils assurent le scénario, à partir de l'idée originale du metteur en scène. à l'écriture, se joignent aussi Vincent Tavier, ami d'enfance de Benoît et Rémy, qui accompagne le groupe lors des différentes prises de vue.

Avec un petit budget global estimé à 1,5 million de francs belges (37 500€), subsides de la Communauté française et de la Province de Namur inclus, le quatuor entame le tournage en 1991. Disposant de moyens quasi nuls, aucun membre de l’équipe n’est rémunéré durant la production. Et pour incarner les victimes et l’entourage de Ben, la bande à Rémy recrute des amis ou des membres de leurs familles respectives. Les parents de Rémy périront sous les balles de l’implacable tueur. Sans oublier la mère de Benoît Poelvoorde, plus vraie que nature dans son propre rôle de gérante d’épicerie, au bas de la rue Grafé à Namur.
Premier journaliste à couvrir le tournage, Xavier Diskeuve se souvient avoir été pris à son propre jeu. "Je me suis retrouvé figurant durant la scène où l'avocat du tueur (NDLR: joué par Paul Vanderwaren) fait une déclaration à la presse, depuis les marches du palais de justice à Bruxelles", relate le journaliste de L'Avenir, pas mécontent de cette expérience d'une demi-journée. "C'était une chouette petite équipe qui tournait le film à la bonne franquette, sans aucune hiérarchie", ajoute-il.
Chaque membre du trio est en effet tour à tour comédien, preneur de son, éclairagiste… Bref, c’est l’art de la débrouille. Mais pas question d’improviser: les dialogues sont bien écrits à l’avance par les auteurs. Par souci de précision, Rémy se charge même de réaliser un story-board pour chaque plan du film.
Tourné en noir et blanc en 16 mm, le long métrage est monté aux studios de Billancourt à Paris et subit un gonflage en 35 mm. Petit à petit, les professionnels du cinéma commencent à entendre parler de cette œuvre insolite réalisée par une bande de copains. Et ce qui devait se produire arriva… C'est arrivé près de chez vous fut sélectionné au 45e Festival de Cannes dans le cadre de La Semaine de la Critique.
Périple cannois
Quelques semaines avant le festival, le long métrage a été projeté pour la presse parisienne. L’œuvre du collectif ne débarquait donc pas incognito sur la Croisette. Au contraire, la mèche était en pleine combustion puisque "la smala" (nom attribué au trio à Cannes) était d’emblée assaillie de demandes d’interview de divers médias.
Lors des projections du 9 et 10 mai, pas de claquement de sièges aux débuts des séances. Malgré quelques scènes de violence explicites, les spectateurs et membres du jury jeunesse restaient tous jusqu'à la fin du visionnage. Un signe qui n'était pas trompeur puisque C'est arrivé près de chez vous rafle finalement le prix international de la critique et le prix spécial de la jeunesse.
Le film est acheté et distribué dans près de soixante pays, à la grande surprise de ses réalisateurs. "En faisant le film, on n'avait même jamais imaginé donner un jour une interview", disait Rémy à Xavier Diskeuve. Une explication que peine à croire le journaliste, envoyé sur place à l'époque pour Vers L'Avenir: "Je pense que l'équipe du film savait bien qu'elle avait un diamant brut entre les mains avec Poelvoorde, un comédien exceptionnel. Ce n'est pas pour rien qu'il est désormais l'un des acteurs les plus bancables de France".
La comédie noire débarque sur les écrans belges le 20 août puis le 4 novembre en France où il engendre plus de 500 000 entrées. Un score plus qu’honorable au regard du maigre budget de cet ovni, reconnu comme une grande étape du cinéma contemporain selon les réalisateurs américains Oliver Stone et Martin Scorsese.
Épanouissement dans la publicité
Tandis qu'il préparait un second long-métrage, décrit comme un "Pieds Nickelés déchaînés" dans lequel Poelvoorde devait y jouer le rôle d'un évêque, Rémy Belvaux décide d'interrompre le projet. Vraisemblablement par faute d'inspiration ou en raison de sa relation devenue plus distante avec le comédien namurois.
Par la même occasion, il songe comme son frère Lucas à quitter Philippeville, où il a grandi, pour tenter sa chance à Paris. Dans la capitale française, il se tourne vers le cinéma publicitaire qui lui permettra de voyager en Australie ou en Argentine pour de multiples marques. À l’image de ses spots destinés à Total, Ikea et SFR. Sans oublier sa séquence pour Charal, mettant en scène une antilope poursuivie par un léopard, qui lui vaut un Lion d’argent à Cannes.
Conjuguant sa créativité de dessinateur et de cinéaste, le travail de Rémy ne passe pas inaperçu puisqu'il est sacré, durant six années de suite, comme meilleur réalisateur de publicités en France. "Il expérimentait dans la pub tout un tas de techniques qu'il pensait utiliser après dans un long-métrage", relate son frère Bruno.
S'il semble s'épanouir dans la publicité, qu'il considère comme du "vrai cinéma", Rémy Belvaux n'était en revanche pas heureux dans sa vie privée. Le 4 septembre 2006, il se donne la mort à Orry-la-Ville, à quelques kilomètres au nord de Paris, deux mois avant son quarantième anniversaire. S'il n'a pas pu concrétiser son deuxième long-métrage, l'artiste laisse néanmoins derrière lui une centaine de spots publicitaires ainsi qu'un chef-d'œuvre du cinéma qui lui survivra longtemps.