Instants cadrés: comme une salle des pas perdus
Par la magie d’un fonds de portraits photographiques, les Archives de l’État ressuscitent quelque 150 visages, seuls et anonymes. L’exposition, Instants Cadrés, s’ouvre ce jeudi matin.
Publié le 21-10-2021 à 06h00
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Remontons le temps. Plongeons dans ses abysses. Arrêtons-nous à Namur à la fin du 19e siècle, au numéro 8 de la rue de la Croix. Peu importe le jour et l’année. À une époque où la photographie n’est plus réservée à une élite, et a ringardisé la peinture, des Namurois de toutes conditions passent la porte du studio Gilles-Ledoux. Ils s’apprêtent à y vivre une expérience marquante. Une grande première révolutionne leur vie: ils vont voir leur belle personne représentée sur papier.
Pour cette occasion extraordinaire, ils se sont endimanchés. Ont soigné leur mise. Les femmes sont allées chez le coiffeur. Y défilent toutes les classes sociales, du paysan aux religieux. L’engouement est tel que le studio Gilles travaille même le samedi et le dimanche.
On les invite à monter dans le grenier, sous le toit, où ils prendront longuement la pose (des dizaines de secondes). La technique qui a la cote est celle du colodion humide, sur plaque de verre, qui améliore leur sensibilité et ramène le temps de pose de plusieurs minutes à quelques secondes. Enfin, ça dépend du temps qu’il fait. L’éclairage nécessaire à la prise de vue tombe du ciel. L’électricité n’existe pas encore. Selon la météo, et l’intensité de la lumière, l’opérateur règle un vélum et joue avec des réflecteurs.
On devine les sujets à photographier impressionnés par le cérémonial, et par l'épaisseur du silence ambiant. «En fait, ils ne savaient pas à quoi s'attendre. Rien n'était maîtrisé.»
La photographie reste nimbée de mystère. Les chambres à collodion ne disposaient pas d'obturateur mécanique. L'opérateur, pour calculer son temps de pause, s'appuyait sur un métronome. «Il rythmait la vie du studio et imposait le silence. Il fallait se taire», souligne Luc Stokart, photographe de métier et l'un des trois commissaires de cette exposition, «Instants Cadrés», avec Emmanuel Bodart, chef de service des Archives de l'État à Namur, et Anne Roekens, professeure d'histoire contemporaine à l'Université de Namur.
Un projet collectif
Les 150 portraits garnissant l’exposition, et imprimés par jet d’encre sur papier baryté, sont tirés des 1500 plaques de verre (l’équivalent du négatif) du fonds photographique de la famille Gilles. Le temps qui a passé a anonymisé tous ces photographiés captés en pied, ou cadrés en plus gros plan.
«L'ouverture de cette expo clôture un projet de grande ampleur qui a commencé en 2017,par une pré-exposition de 120 tirages situe le chef de service des Archives de l'État. Instants Cadrés, l'exposition, ainsi que le catalogue – est une œuvre collective qui a rassemblé des scientifiques, des écrivains, des artistes et des membres de la famille Gilles». À travers ce fonds transparaît le Namur de la fin du 19e, de 1860 à 1914, ainsi que la société dans ses différents aspects, en ce compris les codes et modes vestimentaires, et les tendances déco de l'époque. Par rapport à la mode en vogue à Paris, les bourgeoises étaient-elles à la page? Que disent d'elles corset, festons et crinoline qu'elles exhibent?
Au début de l’histoire, et des années 1860, Namur détruit ses fortifications. Elle prend son envol, se modernise. Tous ces portraits se sont révélés très bavards. L’expression des visages, parfois tristes– (ils n’étaient pas censés être souriants vu la sacralité du moment)-, les postures, les costumes, ouvrent une grande fenêtre sur le passé. Encore fallait-il les décrypter et éclairer les zones d’ombre.
L’infime dedans
«On a pénétré la société namuroise, souligne Anne Roekens, Travailler sur ce fonds nous a intéressés parce que la pratique de la photographie accompagne la reconfiguration de la société, qui fait émerger de nouvelles sociabilités et classes sociales. Elle contribue aux enjeux de la seconde moitié du 19e siècle.» D'un point de vue anthropologique, «voir sa propre image, c'est un tournant culturel majeur», poursuit l'historienne, qui milite pour la reconnaissance des images, fixes et animées. comme source de documentation. «Quand on m'a proposé de travailler sur ce projet, je m'étais dit: je vais essayer de dire non, mais j'ai été éblouie par la puissance représentative de ces portraits. J'ai craqué.»
En 2021, et depuis longtemps, prendre une photo, arracher un instant heureux à un inexorable oubli, est ridiculement facile, à la portée d’une multitude d’humains. Ce qui explique peut-être pourquoi le charme de ces portraits surannés opère encore. Leurs regards attendris et candides, dépourvus d’arrogance, leur fière allure, leur port altier, émeuvent, et se révèlent d’une grande beauté esthétique et d’une grande valeur historique.
Ces hommes, ces femmes et ces enfants foulant le tapis du studio y entraient dans une autre atmosphère qui célébrait la beauté des femmes, et l’élégance au masculin, où le temps se décomptait avec gravité, dans un espace intimidant assourdi par la fascination des photographiés devant cette chambre de bois capable de les immortaliser.
Selon l'expression d'un certain Antonin Artaud, cité dans le catalogue de l'expo, les gens passaient de «l'infime dedans à l'immense dehors.»
Aux Archives de l’État à Namur, 41 boulevard Cauchy. Du 21 octobre au 23 décembre, du mardi au vendredi de 9 h à 16 h 30. Du 28 au 30 décembre, de 14 à 16h30. Du 4 au 28 janvier, de 9 à 16h30.