«Heureusement que la presse existe»
Symboles du combat mené par la rédaction, ce sont Yves Raisière et Dominique Vellande qui ont reçu le prix.
Publié le 16-01-2020 à 06h00
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Licenciés quelques jours après la publication de ce dossier, Yves Raisière et Dominique Vellande font partie de ceux qui se cachent derrière l'enquête signée par la rédaction. «Ces pages sont en fait la conclusion de plusieurs mois de publications au sujet de Nethys. C'est toute une équipe qui a bossé sur celles-ci et c'est l'ensemble de l'entreprise, pas uniquement la rédaction, qui a voté, en assemblée générale, sa publication », rappellent toutefois d'emblée les deux anciens journalistes de L'Avenir.
Comment décide-t-on un jour de publier un tel dossier?
Yves Raisière:L'Avenir a été le seul média ces dernières années à avoir été contraint d'écrire sur ses propres actionnaires d'abord, ses propres administrateurs ensuite et puis ses propres dirigeants dans un troisième temps. Cela a été très compliqué pour nous. À l'époque, la seule façon de montrer que la rédaction ne renonçait pas à son indépendance, dans un dossier dont on parlait dans tous les médias, c'était d'en parler également et de soigner le lien qui existait avec nos lecteurs. Si on renonçait à celui-ci, à cette loyauté qui existait avec le lecteur, alors L'Avenir était foutu. Il fallait raconter aux gens ce qui était occupé de se passer pour leur dire de continuer de croire en nous.
Quelle ligne a été franchie pour forcer sa publication?
Y. R.: Nous n'avons pas écrit ce papier pour punir quelqu'un. Nous l'avons publié parce que nous sommes arrivés à un moment où les pressions sur la rédaction étaient devenues extrêmes et nous savions que les licenciements ciblés n'étaient plus qu'une question de jours. Malgré toutes les négociations en cours, nous avons senti que le point de non-retour était atteint cette fois. Nos lecteurs avaient besoin de le savoir et de connaître pourquoi nous en étions arrivés là.
Quand on est forcé d’écrire sur son propre employeur, comment le vit-on?
Dominique Vellande: C'est très inconfortable! Pratiquer le journalisme, c'est déjà faire preuve d'une forme d'équilibrisme. Dans ce dossier, nous devions redoubler de vigilance, mais nous avions la consigne du rédacteur en chef de l'époque (NDLR: Thierry Dupiereux) de le traiter comme n'importe quel sujet, avec le même soin, la même rigueur et sans complaisance.
Nous avons en plus à chaque fois essuyé un refus de la part de l’actionnaire de s’expliquer face à nous. Alors qu’il s’exprimait ailleurs. Stéphane Moreau refusait de nous adresser la parole. Personnellement, j’en garde un très mauvais souvenir parce que nous n’étions pas sereins.
Vous saviez qu’en publiant ces pages vous vous mettiez en danger?
Y. R.: Beaucoup de gens ont pris des risques au sein de L'Avenir, pas nous uniquement. Même s'il n'était pas voulu en tant que tel, il y avait une forme de résistance derrière cet acte.
D. V.: Cela faisait des mois que nous étions surveillés et à chaque papier sur Nethys, nous subissions des pressions du directeur des publications.
Tous les deux, vous en avez fait les frais, regrettez-vous aujourd’hui d’avoir mené ce combat?
D. V.: Non, même si ma situation actuelle reste très inconfortable. Au moins, je peux me regarder dans la glace, ce qui n'est pas le cas d'autres personnes. Nous avons par contre été un peu naïfs peut-être. Nous étions persuadés que si le travail était fait avec rigueur et déontologie, nous ne risquions rien. La suite a démontré que ce n'était pas le cas, mais ce n'est pas nous qui avons enfreint les codes. Finalement, je peux comprendre la décision de faire cette liste de licenciements ciblés. Quand on est propriétaire d'un journal, qu'on aime l'argent et qu'on se retrouve face à des journalistes contrariants. Cela doit faire mal à l'ego.
Quels enseignements tirez-vous de ce combat?
D. V.: Quand on regarde dans le rétroviseur de l'ensemble de toute cette affaire, on se dit qu'heureusement que la presse existe. Si le monde politique a fini par être réactif, c'est sous la pression suite aux révélations dans l'ensemble des médias. Que serait devenue cette société s'il n'y avait pas eu les révélations? Le monde politique a été incapable de juguler les agissements de quelques personnes. Faut-il rappeler qu'à l'époque certains ont même parlé de Nethys bashing, mais nous avons désormais la preuve qu'il ne s'agissait que de la pointe de l'iceberg.
Quels ont été les retours?
Y. R.: Ces quatre pages ont créé un séisme et ont sans doute été un levier pour la suite. En interne, beaucoup de gens nous ont dit merci d'avoir tout raconté. De l'extérieur, on a souvent entendu que les gens ne se rendaient pas compte que c'était difficile à ce point. Après coup, certains ont parlé d'un suicide en direct de la rédaction, mais c'était tout le contraire. La suite nous a donné raison. L'actionnaire a, lui, publié un démenti total. Nous n'y étions pas tenus, mais nous avons publié celui-ci in extenso dans nos pages.
Quelle a été votre réaction quand vous avez été mis au courant de cette distinction remise par le monde politique?
D. V.: En ce qui nous concerne, on le reçoit à titre posthume en quelque sorte. Il a donc une consonance un peu amère parce que nous l'avons payé chèrement et de façon injuste. Au-delà de nos deux personnes, ce dont on peut se réjouir c'est que ce dossier illustre le rôle important de la presse.
Y. R.: Personnellement, quand j'ai appris la nouvelle, j'ai eu un grand sourire. Je me suis rappelé que la rédaction de L'Avenir en avait bavé et ce prix vient peut-être rétablir un équilibre et reconnaître la valeur du travail de fond de la rédaction. C'est aussi un signal envoyé aux lecteurs.