Les sorcières de Sugny auraient pu hurler: "Femmes, vie, liberté"
Un échafaud dans le cœur du village, un bûcher, une exécution face à la foule. Reconstitution d’un procès de sorcières. Et illustration intelligente de la bêtise humaine, qui n’a pas d’époque. Dans le rôle de l’un des juges, Hendrik, un Flamand installé en Ardenne.
- Publié le 29-05-2023 à 18h02
- Mis à jour le 30-05-2023 à 09h20
Le procès des sorcières de Sugny était de retour ce dimanche. On parle de sa reconstitution: le vrai (et tragique) s’est produit dans le même village ardennais, en 1657. On l’a rejoué, après plusieurs années d’interruption. L’idée avait été lancée en 1980. Le bourgmestre de l’époque avait suggéré que pour les 150 ans de la Belgique, chaque village organise une activité originale. À Sugny, on s’est souvenu que jadis avait eu lieu un procès de sorcières avec exécution de l’une d’entre elles, deux autres étant condamnées à un an de cachot humide et la quatrième subissant le bannissement.
La dernière fois, en 2015, le drame avait été reconstitué sous la pluie. Cette fois, c’était sous un grand soleil. Le patelin ardennais était noir de monde.
Dans le rôle de la populace: le public
Sur une scène surélevée, à l’ombre de l’église: le tribunal, une "haute cour", comme au XVIIe siècle, avec des juges emperruqués et portant l’hermine. Un greffier équipé d’une grande plume d’oie. Les quatre accusées. La soldatesque. Des témoins. Le seigneur du coin, comme au temps de la Cour souveraine de Bouillon, descendue dans le bourg où les "braves gens" s’inquiétaient de décès suspects et soupçonnaient des maléfices. Jeannette Huart, la plus célèbre des quatre "sorcières", fut pendue et son corps brûlé le jour même.
C’est ce qu’on a rejoué. Sur la scène, c’est-à-dire tout le centre du village, une trentaine d’acteurs, quasiment tous des nouveaux, pour compléter les effectifs d’anciens devenus maigres (4). Nouveau metteur en scène également. Quant à la populace, c’étaient les spectateurs: plusieurs milliers.
Étrange de les voir, à l’issue du procès, amassés devant le gibet et le bûcher. Avec la précision utile, en ce moment, du présentateur du spectacle (une espèce de bouffon qu’on appellerait aujourd’hui un animateur): ce qui s’est passé ici en 1657 était une ignominie.
Parodie de justice
Tortures, aveux forcés, exécution: rien de drôle. Mais aujourd’hui, on peut glisser de l’humour dans la reconstitution: ce que la troupe d’acteurs a fait à merveille, prévenant d’emblée qu’on allait assister à une parodie de justice. C’était assez passionnant, et finalement assez… actuel. N’a-t-on pas assisté à un (faux) féminicide, ce dimanche ? Les sorcières désignées comme telles hurlant qu’on les poursuit "car elles sont belles", ou "parce qu’on est proches de la nature". Un peu rebouteuses, un peu libres. Elles auraient presque pu scander le slogan "Femme, vie, liberté". On les a accusées, entre autres, de "danser avec le diable". Danser, ça nous fait penser à un pays où cela revient à faire injure à dieu. Et ce n’est pas le seul du genre.
Le président du tribunal, Raymond Vincent (lire par ailleurs), nous disait avant le spectacle qu’il s’agit d’évoquer la bêtise humaine. Comprenant les "On-dit", les rumeurs que l’on répand. Les règlements de compte. Au XVIIe siècle, pourtant, les réseaux sociaux n’existaient pas.
En arrière-fond: l’obscurantisme, l’union du sabre et du goupillon. Le prix parfois terrible de la liberté. Oui, vraiment, le procès des sorcières de Sugny relève de la distraction intelligente.
Un Flamande de Corbion: "Ici, le contrôle social est énorme"
Raymond Vincent a présidé toutes les reconstitutions des procès de sorcières. Il préside aussi l’association organisatrice du spectacle. Avant d’assumer une fois de plus sa fonction de magistrat, il rappelle qu’il s’agit de relater, même si c’est avec humour, un passé tragique. Il va monter sur scène, mais il est totalement détendu. Le metteur en scène Jacques Ravedovitz, par contre, nous dit un autre acteur, est très stressé. C’est sa première dans cette fonction. Quelques heures plus tard, il était soulagé. Tout a bien fonctionné (à part quelques problèmes de son). Comme en 1657, explique le président, il y a un scénario: tout était décidé avant le procès. Les sorcières n’avaient aucune chance. Le seigneur des lieux voulait calmer le "bon peuple" en ébullition et utiliser quelques femmes comme victimes expiatoires. "Des femmes, toujours des femmes", souligne Raymond Vincent. C’est bien la bêtise humaine, la superstition, l’obscurantisme et la méchanceté que l’on a rejoués ce week-end à Sugny.
Il a fallu recruter en masse
Si le président est au top de la longévité dans son rôle, il a fallu recruter ardemment pour combler les effectifs tombés à peau de chagrin. Une vingtaine de volontaires ont permis de relancer le procès des sorcières. Il a fallu puiser en dehors de l’entité vressoise. Par exemple à Corbion (Bouillon), d’où provient l’un des juges assesseurs. Il s’appelle Hendrik Devriese, il est installé en Ardenne depuis sa retraite. Auparavant, ce Flamand résidait à Wemmel. Il s’est impliqué un maximum: des répétitions depuis des mois, pour 1h30 de spectacle.
Une manière pour le nouvel Ardennais de s’intégrer. Avec le sourire, il nous parle de l’ambiance locale, telle qu’il la ressent: "Ici, par rapport à la ville d’où je viens, il y a un contrôle social énorme. Tout le monde sait tout de moi". Alors, imaginez comment cela pouvait fonctionner il y a 366 ans.
Sans doute l’édition la plus fréquentée
Dimanche, le village était bondé de monde, c’est une belle réussite, les nombreux visiteurs ayant par ailleurs pu profiter d’un petit marché de produits artisanaux, évidemment d’une buvette, avec quelques animations musicales et celles d’une institution locale pour personnes handicapées, "Revivre à Sugny".