À Lustin, un prix Nobel redevenu «François»
François Englert, prix Nobel de physique, était de retour vendredi, sur les traces des héros qui ont sauvé l’enfant juif qu’il était.
Publié le 25-06-2022 à 11h25 - Mis à jour le 26-06-2022 à 15h20
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Photo d’un savant de 89 ans, assis vu son grand âge devant une maison proche de la gare de Lustin. Puis il répond à nos questions sous le porche de la halte ferroviaire, car la météo est à l’orage. Alors que les navetteurs circulent et doivent se demander qui est ce monsieur à l’interview. C’est François Englert, prix Nobel de physique en même temps que Peter Higgs, en 2013. Vous vous souvenez du fameux « boson », cette particule élémentaire? Notre interlocuteur est une sommité scientifique de niveau mondial.
Mais ce n’est pas au professeur Englert que nous parlons. C’est à François, le gamin juif de 10 ans qui a été caché dans la bâtisse devant laquelle on vient de le photographier. C’était alors le café-restaurant de la Gare, tenu par deux Résistants, les époux Camille et Louise Jourdan, reconnus comme "Justes" à titre posthume par l’État d’Israël en 2017 (tout comme leur fille Yvonne), après que François Englert eut rentré un dossier auprès du mémorial Yad Vashem.
«J’avais un dégoût de l’Humanité»
Il a fallu le temps avant que le presque nonagénaire (il est né en novembre 1932) évoque ce passé douloureux. Désormais, il n’hésite plus.Il nous explique ce qui a produit le déclic. " Quand j’ai eu le Nobel, le doyen du jury m’a dit qu’il fallait produire une biographie. Je lui ai répondu que je ne parlais pas de mon enfance, il m’a signifié que ça n’allait pas, que j’avais le devoir moral de le faire. Alors j’ai écrit sur le sujet, pour la première fois" .
Pourquoi ce si long silence? "Je ne voulais plus parler de cette époque, j’avais un dégoût par rapport à tout cela, un dégoût de l’Humanité. Pour beaucoup d’enfants juifs cachés, le silence a été total" .
Dégoût compréhensible, mais heureusement, il y a eu ces héros de l’ombre qui ont sauvé la vie de notre illustre interlocuteur et dit-il, il était temps de les honorer.
Voilà comment François Englert a finalement rouvert les chemins de la mémoire. Il ne l’avait jamais fait avant le Nobel, avant le déclic. Sauf à une exception. Il nous la relate avec émotion. C’était dans les années septante. Il est venu faire un tour à Lustin. Devant le café de la Gare.Mais ce n’était plus un café. « Un home pour vieux, je crois » . Dans la foulée, il a frappé à la porte d’Achille Moreels, un voisin du quartier. Le seul adulte avec lequel, enfant caché, il entretenait des liens d’amitié, car il fallait se méfier. Il allait notamment planter des patates avec lui. " Il m’aimait bien, je l’aimais bien » . Et voici que trente ans après la guerre, le petit François devenu le professeur Englert se trouve devant la maison d’Achille. Récit: « J’ai sonné, il a ouvert, on s’est embrassé. Je rentre, et je vois sur sa cheminée une photo de moi, enfant. C’est un de mes souvenirs les plus touchants » . Achille a lui aussi été reconnu comme Juste. C’est chez lui que François Englert et ses parents (qui étaient cachés dans une autre maison de Lustin) se sont réfugiés d’urgence, sachant qu’il y avait eu une dénonciation. Heureusement, raconte le vieux savant: « Le soir même, la Gestapo descendait là où vivaient mes parents » .C’est de ses héros qu’il parle
Vendredi, François Englert a été accueilli par la propriétaire de l’ancienne maison d’Achille, qui n’a pas de liens avec lui, il n’a pas de descendants. Le baron Englert a fini par faire le chemin à l’envers, mais sur les traces de personnalités courageuses. Il y en a d’autres. Après la fuite de Lustin pour cause de dénonciation (on ne saura jamais de qui), son père, désemparé, s’est adressé à un curé d’Annevoie: "Il a pris le risque de tout lui raconter. Il est tombé sur un type formidable" .C’était l’abbé Louis Warnon. Lui aussi un Juste. Il a protégé la famille, il a fait en sorte que le jeune François soit scolarisé au collège de Bellevue (Dinant). Mais il fallait qu’il se fonde dans la masse, qu’il participe aux eucharisties ou aux confessions. Aujourd’hui, cela fait sourire François Englert, mais son œil malicieux est reconnaissant. Il a été baptisé, car dit-il, "aller à la messe sans l’être, cela aurait été un sacrilège. Même si je crois que l’abbé Warnon, bien que religieux, avait des doutes. Il a demandé à l’évêque Charue s’il pouvait me baptiser.Il a accepté. C’est le même évêque qui a excommunié Degrelle" .
Une heure que l’on discute avec François Englert. Constat: il ne parle que très peu de lui. Ce sont ses héros qu’il évoque. Ceux qui ont apaisé son dégoût de l’Humanité?