Namur: le Diable, invité du musée des Arts Anciens
« Les Diableries », thème de l’exposition qui endiablera le musée des Arts Anciens tout l’été, dans une sorte de joyeux gang bang de tentations entrecroisées.
Publié le 03-06-2022 à 23h08 - Mis à jour le 03-06-2022 à 23h20

Va au diable! Parfois, de nos jours, l’imprécation jaillit encore d’une bouche en colère. Ou: cet homme-là, « j’aimerais mieux le savoir aux cinq cents diables! » La langue française fait çà et là mention du diable au détour d’une exclamation tant il évoque, dans notre civilisation judéo-chrétienne, une figure emblématique de notre imaginaire collectif. Le diable, cette créature polymorphe qui incarne le Mal s’opposant au Bien. Qui vous envoie rôtir en enfer si vous cédez à ses avances démoniaques et piégeuses. Qui défia Adam et Eve, jusqu’au Christ dans le désert.
Certes, il ne fait plus peur comme au Moyen Âge, mais que n’a-t-il tourmenté et hanté de pauvres gens crédules.
Envie de le redécouvrir dans ce qu’il a inspiré, et instigué comme joies et divertissements coupables?
Cet été, et jusqu’au 28 août, le musée provincial des Arts anciens (TreM.a) propose une promenade aussi ténébreuse que fantastique à travers l’iconographie (peintures et gravures) de 121 œuvres (issues de 39 prêteurs) courant du XIIe au XVIIe siècle, du Moyen Âge à la Renaissance, à une époque où les artistes, jouant, dansant ou se produisant sur une scène de théâtre, pouvaient être accusés d’avoir pactisé avec le Malin.
"On dresse le portrait de ceux qu’on dépeint comme les disciples du Diable, qui l’ont aidé dans ses œuvres" , explique Gaylen Vankan, commissaire de l’exposition. Au Moyen Âge, le cirque itinérant n’existe pas encore mais les jongleurs de rues, les saltimbanques, les bateleurs, les magiciens qui font des tours d’escamoteur, les contorsionnistes ou les funambules, sont vus comme des parasites sociaux invocateurs de démons. Dans l’esprit tordu de l’époque, qui peut mieux que le diable se complaire dans la ruse et l’imposture, pour mieux illusionner et tromperles âmes pures? S’adonner aux jeux est synonyme de péché mortel. Mais pas n’importe quel jeu. "Ceux qui font intervenir le hasard, comme les cartes et les dés, sont jugés diaboliques, parce qu’ils conduisent à la violence et à l’abus d’alcool, à l’inverse du jeu d’échecs qui est assimilé à la conquête amoureuse", détaille le jeune commissaire de 29 ans, aspirant chercheur au FNRS de l’ULiège.
Les danses, au même titre que les jeux, et surtout celles qui font sauter et gesticuler, "sont des choses que les païens ont inventées sous la tutelle du diable" , dicte un décret du Concile d’Arles (524).
L’enfer, gueule animale
Au musée des Arts anciens, "Diableries" , qui entre dans le cadre d’un cycle d’expositions dédiée à la thématique "The circus we are" , explore magnifiquement, en clair-obscur, la panoplie des artifices fallacieux avec laquelle le diable s’applique à mettre les honnêtes hommes à l’épreuve des tentations, physique et psychique, toutes synonymes d’attrait de l’illicite, du sulfureux, de l’interdit et du vice et de la sombre pulsion. Malheureusement, au premier rang de ces tentations, il y a le corps érotisé et voluptueux des femmes que l’Église médiévale s’évertue à voir comme un violent vecteur de perdition de l’esprit, harcelant la chair faible d’hommes innocents. Les séductrices ne peuvent être que d’intrigantes diablesses. Pourtant, "au Moyen Âge, les gens se comportent dans la perspective, et la peur, du jugement dernier ", souligne le commissaire de l’expo.
Un mauvais jugement dernier, par le nombre commis de péchés terrestres, jette en enfer. Une des œuvres exposées (Suiveur de Jérôme Bosch – Le Christ aux Limbes ) le représente en bouche ou en gueule animale aspirant des suppliciés qui en vomissent de douleur. Bon, la scène paraît si atroce qu’on s’amuse de voir ces damnés châtiés.
L’idée de bien préparer sa mort pour gagner son Salut traverse tout le Moyen Âge. "Diableries" est évidemment neutre. L’expo ne juge pas ce qui est bien ou mal. "On vous laisse seul juge s’il faut y succomber ou s’y soustraire" , conclut malicieusement le conservateur Julien De Vos.
L’ultime citation noircie au mur du musée, de Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), pasteur, théologien et essayiste, témoigne de l’inutilité de chercher à être pur. De toute façon, " le cœur de l’homme se révèle dans la tentation ", prophétisait-il.
Faut-il gagner son ciel? Bof. On préfère succomber au paradis du beau et du bon ici-bas, et à son cortège de plaisirs. Et, en même temps, voir un ange passer.
La pompe du diable
La musique est-elle diabolique? Pour l’Église, elle enivre les sens et affaiblit l’âme. «Celle baignant le paradis est céleste et douce. Par contre, les textes ne disent pas ce qu’on peut entendre en enfer. Mais les diables hurlent, gesticulent, font un tapage assourdissant», suppose le commissaire de l’expo. Un tableau représente un joueur de cornemuse, instrument populaire associé à la mort et au diable. La flûte et la guiterne (instrument médiéval à cordes pincées) sont aussi exclues des hymnes religieux car appartenant à la pompe du diable.
mystère monumental
S’il ne fallait voir qu’un manuscrit, c’est celui-là : une pièce de théâtre ayant la forme d’un gros volume daté de 1547, comprenant 472 feuillets et illustré de dessins chatoyants. «Il est exceptionnellement ouvert à Namur alors qu’il est conservé tout le temps dans les réserves de la bibliothèque nationale de France, à l’abri des attaques de la lumière». La pièce, intitulée «La Passion de Valencienne», car jouée à Valencienne, est aussi versifiée (38.99 vers) que fleuve. «Une machinerie immense. Elle durait 25 jours (non consécutifs), mobilisait une soixantaine d’acteurs endossant environs 150 rôles.» La pièce, interprétée en ancien picard, est si longue que des diableries amusantes la jalonnent, avec force effets spéciaux, comme autant de respirations. À voir, en marge de cet assommant Mystère de la Passion : l’extrait d’un film expérimental sensibilisant à la performance dramatique, ainsi qu’une maquette 3D numérique de l’immense scène. www.passion-de-valenciennes-1547.fr
Le jeu en dialogue
Second manuscrit exceptionnel, enluminé sur parchemin : «Dialogue sur le jeu», de François Demoulins de Rochefort. Un beau livre rédigé à la demande de la jeune Louise de Savoie pour le roi de France François 1er (né François d’Angoulême le 12 septembre 1494 à Cognac). «Ce livre est porteur d’une émotion liée à l’amour courtois. Il est à Namur et il a été tenu en main par l’un des plus grands rois de France.»
Derrière le rideau rouge
Le Musée des arts anciens et le musée Félicien Rops se font écho. Au rez-de-chaussée, à côté de la billetterie, un rideau rouge n’attend qu’à être tiré. Il dévoile une gravure en couleur très osée de Félicien Rops, considéré de son temps par certains comme la réincarnation du diable en personne. On en tait le nom. Allez voir. Âme pieuse s’abstenir.
«Diableries», jusqu’au 28 août. Au TreM.a. 24 rue de Fer. Ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 18h. Tout le programme (conférences, petit théâtre de poche, dimanches en famille etc.) sur : www.museedesartsanciens.be