Le policier qui a tué accidentellement Mawda «a aujourd’hui l’impression d’être mieux compris, réintégré» dans le cadre d’un livre sur le procès
Laurent Kennes, l’avocat du policier qui a tué accidentellement la petite Mawda lors d’une course-poursuite en 2018, publie aujourd’hui « Le procès Mawda ». Une vision plus « nuancée » de ce fait divers qui a ébranlé la Belgique.
Publié le 11-05-2022 à 15h00 - Mis à jour le 11-05-2022 à 15h15
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Personne n’oubliera de sitôt cette nuit du 16 au 17 mai 2018. Une course-poursuite s’engage entre la police et une camionnette transportant une vingtaine de migrants.Alors que la camionnette arrive sur l’E42, à hauteur de Mons, Victor, un policier, sort son arme de service et tire un coup de feu en direction du pneu avant gauche de la camionnette en vue de provoquer une crevaison lente. Le coup de feu part lors d’un coup de volant, provoquant une déviation de la trajectoire de la balle. Le projectile touche alors mortellement une petite fille kurde âgée de deux ans, Mawda. Un prénom qui fera la Une de l’actualité, en Belgique, mais aussi à l’étranger.
Si l’avocat du policier avait sollicité une mesure de faveur, à savoir la suspension du prononcé de la condamnation, devant la cour d’appel de Mons, l’inspecteur de police a été condamné en novembre 2021 à une peine de 10 mois de prison avec sursis pour l’homicide involontaire de Mawda. Un procès pas comme les autres pour l’avocat de la défense, Me Laurent Kennes, qui a décidé, à travers "Le procès Mawda" qu’il publie aujourd’hui, de raconter en détail sa version de "l’affaire Mawda" et démontrer que l’histoire de ce drame, c’est avant tout celle de la migration. S’il reprend chronologiquement toute l’affaire, il y évoque son client, mais aussi les vies de ces 27 migrants qui étaient entassés dans une camionnette comme des objets. Interview.
Dans toute cette histoire, il fallait que quelqu’un paie, et c’est tombé sur mon client.
Laurent Kennes, vous avez défendu le policier responsable du coup de feu qui a tué la petite Mawda. Pourquoi avez-vous décidé d’écrire un livre?
Parce qu’on prend rarement le temps d’écrire. Ici, il y avait un sujet judiciaire avec une décision injuste, mais aussi un sujet social.Aujourd’hui encore, je suis très déçu pour mon client. Comme la société a beaucoup jugé cet homme de l’extérieur, j’avais envie d’écrire sur le sujet, en retraçant toute cette affaire. Je trouvais intéressant de montrer la position de ce policier.Je souhaitais aussi dénoncer la manière dont fonctionne la politique migratoire en Belgique. Plein de gens pointaient la responsabilité des parents dans le drame qui nous occupe. J’étais un peu révolté par la manière dont la situation était évoquée, des premières réactions suite au drame. Le ministre de l’Intérieur à l’époque, Jan Jambon, avait réagi en disant qu’il faut se poser la question de la responsabilité des parents. Dans la droite ligne de Bart De Wever. Du côté de la N-VA, je me disais qu’il était inimaginable de tenir de tels propos, de faire porter la responsabilité sur les parents de Mawda, et d’avoir encore l’adhésion de près de la moitié du pays. Jan Jambon allait même plus loin en comparant sa vie de père avec celle des parents de Mawda.Comment peut-on oser se comparer à la vie de ces gens? Je ne comprends pas, il y a un manque d’humanité et de compréhension de l’autre.Personne ne l’a recadré. Finalement, on a bazardé un aspect: le vrai problème, c’est qu’on traite comme des criminels les personnes qui se trouvent à l’arrière de cette camionnette. C’est la réaction qu’on demande de faire, c’est notre société qui veut ça... Mais dans toute cette histoire, il fallait que quelqu’un paie, et c’est tombé sur mon client. Avec ce livre, on rentre un peu plus dans la peau de tous les personnages de cette affaire.
On arrive à dire que mon client a commis une faute alors que c’est la formation qu’on lui a donnée.
Votre client a, selon vous, été condamné injustement...
À l’époque, on a appris par la presse que mon client était poursuivi, alors qu’il n’avait pas été inculpé.Il fallait se donner bonne conscience, on n’a pas recherché d’autres responsabilités. On ne s’est pas posé d’autres questions. J’ai dû demander qu’une enquête soit diligentée sur la formation des policiers.Aussi incroyable que cela puisse paraître, on a changé ensuite le manuel de formation des policiers (pour les courses-poursuites), où on explique que c’est en dernier recours qu’on ouvre le feu, qu’il vaut mieux tirer dans un pneu à l’arrêt mais pas sur un véhicule qui bouge. La bonne situation pour tirer, c’est quand on est à la bonne hauteur du véhicule en fuite.Le jour du drame, mon client est passager et sa voiture roule à 100 km/h. Il est à 1,5 m du pneu quand il hésite à tirer, mais il se trouve exactement dans la situation décrite dans sa formation. Or, on arrive à dire que c’est une faute alors que c’est la formation qu’on lui a donnée. Il n’y a pas un mot là-dessus dans le jugement.En écrivant ce livre, je trouvais intéressant que les gens le sachent. Car le manuel de formation de nos policiers va être changé au moment où on plaide en première instance.D’ailleurs, Yan Jambon a dit officiellement que "c’est normal d’avoir tiré". Le message qui a été communiqué par le ministère de l’Intérieur à tous les policiers et à tous les citoyens c’est: vous pouvez tirer sur les migrants qui sont dans les camionnettes. C’est épouvantable. Donc, une autorité le dit, la formation de policier dit aussi qu’on peut tirer et après la justice vous condamne parce que vous l’avez fait. Pour les policiers, encore davantage pour mon client, c’est difficile à appréhender. On ne leur donne aucune directive pour leur dire s’il y a des victimes et des enfants dans ce type de véhicule.
Toutes ces personnes ont fait comme elles le pouvaient dans des situations très compliquées.
Vous dites que «tout, dans ce dossier, fut le symbole de la déshumanisation». Pour quelle raison?
J’essaie de raconter la vie des personnes qui étaient à l’arrière de la camionnette, en disant comment elles en sont arrivées là.Il y a des déclarations des autres passagers que les parents de Mawda dans le dossier judiciaire.J’ai entrecoupé les récits de ces personnes, que j’ai parfois réécrits car il s’agissait d’auditions.Je souhaitais exposer ce qui leur est arrivé, en retraçant leur parcours.Parce que quand on était à l’audience, j’avais été frappé par la position des parties civiles qui ne racontent rien de l’histoire des parents de Mawda, évoquant uniquement leur arrestation. Ce qui s’est passé juste avant est pourtant important.Le dossier révélait que le conducteur de la camionnette avait dit à la maman de Mawda: "Passez-moi la fille".Voilà pourquoi la petite est devant et que la balle lui traverse la tête.Cette maman doit ressentir une responsabilité morale écrasante, mais on ne peut rien lui reprocher. Car toutes ces personnes ont fait comme elles le pouvaient dans des situations très compliquées.
Le policier qui a tiré se sent moralement coupable, puisqu’un enfant est mort. Il souffre très fort.
Aujourd’hui, comment se porte le policier que vous avez défendu?
Il a lu le bouquin que je lui ai soumis pour avoir son accord.Il me dit que ça lui fait du bien de lire ce livre.Il a l’impression d’être mieux compris, réintégré au sein de la société en quelque sorte. Pour le reste, ce n’est pas quelqu’un qui se porte bien. Il n’accepte pas la décision de la cour d’appel.Il se sent moralement coupable, puisqu’un un enfant est mort. Il souffre très fort et, d’un autre côté, il dit que c’est injuste d’avoir été condamné, d’autant que dans une autre situation n’importe qui aurait bénéficié de la suspension du prononcé de la condamnation.Or, ici, on le condamne à dix mois de prison avec sursis… Il est le pigeon de service dans cette affaire.Il est confronté à la mort d’une enfant et il n’a eu aucun soutien. Personne n’était présent pour l’épauler, à part sa famille. Personnellement, j’ai trouvé cela extrêmement choquant. On déshumanise les migrants et, pendant le procès, on déshumanise le prévenu, qui doit assumer seul ce qui s’est passé. Il y a eu des manifestations pour le soutien des parents de Mawda, et personne n’a été présent pour mon client, qui a été criminalisé avant l’heure.
Si mon client avait touché le pneu de la camionnette en fuite, tout le monde l’aurait félicité. S’il n’y avait pas de coup de volant, la camionnette s’arrêtait, et personne n’était blessé.
Aujourd’hui, une affaire similaire pourrait-elle se reproduire?
Une affaire similaire peut tout à fait se reproduire. Si on ne change pas les formations concrètes des policiers et surtout la mentalité, parce qu’il faut protéger les migrants contre les passeurs, il y aura encore des drames. Si mon client avait touché le pneu de la camionnette en fuite, tout le monde l’aurait félicité. S’il n’y avait pas de coup de volant, la camionnette s’arrêtait, et personne n’était blessé. Rappelons aussi que le collègue du policier lui dit de sortir son arme et après il ne comprend pas pourquoi il a tiré. Tout le monde a essayé de se protéger.
«Le procès Mawda».De Laurent Kennes/Gilles Milecan.Kennes éditions. 176 pages. 19,90€
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