Binche, ville collabo ou bouc émissaire de la seconde guerre mondiale?
75 ans après la libération, Frédéric Ansion nous replonge dans la vie binchoise durant l’occupation nazie et revient sur un épisode douloureux: la collaboration économique des confectionneurs binchois.
Publié le 11-06-2020 à 18h17
Pour comprendre la grande Histoire, il est toujours intéressant de découvrir l’histoire locale. La preuve avec Binche 40-45, livre qui retrace la vie binchoise durant la seconde guerre mondiale et écrit par Frédéric Ansion. Ce courtier et agent immobilier passionné d’histoire est devenu une référence pour qui s’intéresse à l’histoire de la Cité du Gille.
Son dernier ouvrage, paru pour célébrer les 75 ans de la libération, permet de comprendre pourquoi et comment la collaboration économique s’est organisée en place en levant le voile sur un épisode oublié de la seconde guerre mondiale: l’affaire des Tailleurs de Binche.
Entre la 1re et la 2e guerre mondiale, la doctrine de l’occupant vis-à-vis des capacités de production de ses conquêtes a changé. «Les Allemands de 14-18 n’avaient pas une politique d’exploitation économique, les réquisitions et les destructions dominaient et les machines étaient systématiquement démontées», écrit Frédéric Ansion.
On hésite à travailler, puis…

En 1940 par contre, «la politique économique du IIIe Reich ne consiste plus à piller, mais plutôt à exploiter systématiquement l’appareil industriel des territoires occupés.» Les autorités occupantes sollicitent les entreprises belges pour produire à leur compte.
À Binche, c’est la confection qui fait vivre la ville, celle-ci concentrant 30% de l’industrie belge de la confection. Selon une estimation de 1940, une centaine de firmes occupent 3000 ouvriers.
Dès le début de l’occupation, les autorités allemandes sollicitent les patrons binchois pour concevoir des uniformes. Grâce aux comptes rendus d’assemblées générales, Frédéric Ansion fait part des tergiversations des industriels qui hésitent d’abord à accepter une commande pour les chemins de fer allemands, mais qui finissent par s’aligner, sous pression de l’occupant et encouragés par la doctrine Galopin.
Répression et lourdes peines

Une fois les Allemands chassés, on ne fait pas dans la dentelle avec les tailleurs binchois. Le 14 mai 1945 commence le procès devant le conseil militaire de Charleroi de 26 prévenus accusés de collaboration économique avec l’ennemi. 20 seront condamnés, dont certains lourdement en première instance. Il leur est reproché d’avoir activement cherché à s’implanter sur le marché des uniformes allemands, sollicitant du travail et proposant une offre diversifiée de produits, par esprit de lucre.
Pour Frédéric Ansion, «c’est tout un contexte. D’un côté, les prisonniers de guerre commençaient à rentrer et certains ne pesaient que 25 kilos. De l’autre, toute une ville a continué à vivre “confortablement” par rapport à certaines villes qui n’avaient pas cette chance d’avoir une industrie à domicile comme la confection.»
Ce contexte fait «qu’on a peut-être voulu faire de Binche un exemple.» Le verdict indigne de nombreux Binchois, qui estiment que les patrons des confections ont permis à la population de subvenir à ses besoins.
«Toute la population a travaillé. C’était vital quelque part pour permettre à la population de continuer à manger et à vivre.» La rancœur est d’autant plus grande qu’on a l’impression que Binche paye pour tout le monde, d’autres secteurs ayant également travaillé durant la guerre, mais sans être inquiétés ensuite.
En mars 1946, les peines sont réduites. Par la suite, une omerta tait cet épisode, la volonté étant de tourner la page dans une ville où se côtoient des ex-prisonniers de guerre et des ouvriers tailleurs au sein des mêmes familles.
Marvan, la revanche de René Debaise

Parmi les confectionneurs condamnés, un homme déguste particulièrement: René Debaise, un des plus importants patrons confectionneurs de la ville. En juin 1940, alors que presque tout Binche, dont les élus, fuyait dans le chaos vers le sud de la France, il mit sur pied un conseil des notables pour maintenir un semblant d’ordre et fut désigné bourgmestre faisant fonction.
C’est par lui que les Allemands adressent leurs ordres de commande, qu’il répartit ensuite entre les confectionneurs.
Le 17 septembre 1945, le conseil de guerre de Charleroi le condamne à 20 ans de travaux forcés. Le 8 mars 1946, en appel, la Cour militaire réduit sa peine à 5 ans d’emprisonnement.
Libéré en 1951, il reprend le chemin des affaires et crée une société qui prend une ampleur jamais atteinte par les autres confectionneurs binchois. Son nom? Marvan, contraction de «Ma Revanche».
ANSION Fr., Binche 40-45, Luc Pire Éditions, 207 p.

Binche 40-45 ne se limite pas qu'à cette affaire des Tailleurs. «Il y a eu des crimes, des dénonciations, on a eu notre Armée Secrète…» La population a connu son lot de privations, ses prisonniers de guerre, ses déportés (mais pas juifs, la ville n'en recensant aucun durant la guerre), ou ses collabos, devant endurer un bourgmestre rexiste de 1942 à 1944.
Certains Binchois ont également connu le sinistre fort de Breendonck. «À chaque fois qu'il y avait un acte de résistance, des prises d'otages se faisaient dans la région. Dans ce cadre des Binchois ont été faits prisonniers pendant quelques mois.»
En mars 1945, l’un d’eux donne une conférence où il raconte les atrocités vues et vécues dans cette prison nazie. Son récit, inédit jusqu’alors, est retranscrit intégralement dans le livre. Un chapitre de 31 pages qui rappelle que l’horreur ne se logeait pas seulement dans des camps à l’est de l’Allemagne et en Pologne.

De 1940 à 1945, Binche fut privée de carnaval. Mais son esprit n’a jamais quitté les Binchois, qui ont le folklore chevillé au corps. Au point que même prisonniers de guerre, certains ont pu faire le gille. «Les Binchois sont passionnés par leur folklore, peu importe dans quelles conditions humaines ils se trouvaient.»
L’auteur a pu retrouver des témoignages de prisonniers en Allemagne qui ont trouvé le moyen de se déguiser en gille afin d’égayer leurs comparses. Tout était bon pour confectionner des costumes: de la toile, des boîtes de conserves pour l’apertintaille, du papier pour le chapeau… «Ils ont réussi à reconstituer des oranges en récupérant des pelures et en les remplissant de boules de papier. Parfois des confectionneurs envoyaient du tissu dans les colis de prisonniers…»
Ces cas se sont produits dans des camps où les Allemands permettaient parfois certaines distractions. Mais les gilles ne furent pas les seuls à exprimer leur amour du folklore: «il y a eu aussi des marcheurs de l’Entre-Sambre-et-Meuse, un Doudou… Cela part d’une envie de se raccrocher à quelque chose.»