Elle donne la parole aux silencieux
Récits de soldats devenus inconnus, voyage sur les traces pour ne pas oublier. M.-H. Prouteau signe un récit émouvant.
- Publié le 19-08-2019 à 06h00
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« Comment vit-on debout après les ruines? » C'est un peu le fil rouge qui traverse, entre les lignes, le vibrant récit de Marie-Hélène Prouteau, Le Cœur est une place forte, édité chez «La part commune». L'histoire est une fiction, nouée de réalisme et de poésie. L'auteure est partie d'un livret militaire de la Grande Guerre, perdu dans la terrible bataille du 22 août 1914, à Maissin (Paliseul), retrouvé dans le grenier du presbytère avec 430 autres, un jour de 1961. Celui d'un soldat du 19e R.I de Brest, mort depuis longtemps (NDLR: Lire en interview). Un livret vierge, «résolument vide». Dans lequel tout peut être écrit. Dont le pire. L'auteure ne prétend pas être historienne, mais a entrepris un véritable «travail» d'investigation sur les chemins de la guerre. En outre dans nos contrées et «le Luxembourg belge», comme évoqué dans le récit. Pour rappel, au cours de l'été 1914, les troupes allemandes et françaises se battent autour d'une douzaine de localités du sud de la Belgique. Ces affrontements font partie de la bataille dite «des frontières», qui est entrée alors dans l'histoire comme une des plus meurtrières de la Grande Guerre. Le Cœur est une place forte est un livre-diptyque composé de deux albums: «Album I: Revenance»/«Album II, Sous les pierres, la mémoire».
«Ce don magnifique du calvaire finistérien du Tréhou à la commune belge»
Extrait. «Que faire? Il fallait agir et vite et avec quoi? Tous ces soldats, Bretons et Vendéens, Allemands, pour qui la souffrance et qui, tous, appelaient leur mère entre deux cris […]» L'œil focalisateur est celui de Marie-Hélène Prouteau. À travers ces pérégrinations sur les traces des batailles, ses découvertes de documents, de lettres de soldats, de témoignages, elle dialogue avec le passé et «réinvente» son grand-père qu'elle n'a pas connu. En choisissant la fiction, Marie-Hélène Prouteau donne la parole aux victimes silencieuses, aux morts qui ont perdu leur nom.
Ici, dans ce récit très poétique, l'écriture est finalement une affaire très intime, presque secrète, qui s'envole avec le cœur dans une pièce dont les fenêtres restent closes. Ce «roman», que l'auteure qualifie d' «album de prose poétique», a bel et bien la beauté de la poésie et la force du documentaire. Il surgit dans les yeux du lecteur par la puissance d'un récit prenant, aux confins du souvenir. L'écrivaine dit «se mettre à l'écoute de voix diverses, celle de cet adolescent de quinze ans réquisitionné ou de ces civils bretons qui, en 1932, ont organisé ce "don magnifique" du calvaire finistérien du Tréhou à la commune belge.» (NDLR: Le 22 août 1914, les Bretons, tout juste engagés, perdent 2 700 hommes à Maissin. En mémoire de cette journée, le calvaire du Tréhou a été transféré au cimetière militaire belge). «Ce sont les oubliés de l'Histoire, les "muets" selon Camus à qui je donne la parole. En hommage à "cette fraternité plus forte que la mort", valeur importante à mes yeux, comme celle de résistance contenue dans le titre.» Il s'agit d'un vers du poète Paul Celan venu à Brest et qui repense au poète russe Mandelstam et à l'autre «Brest», la Slave qui, elle aussi, a résisté aux nazis. «Mon livre salue cette force intérieure: comment vit-on debout après les ruines?»
Marie-Hélène Prouteau, «Le Cœur est une place forte», La Part commune, 147 pages, 14 euros