Le « Petit conte de Noël » d’Alain Bertrand
«Petit conte de Noël» est le cadeau de l’écrivain Alain Bertrand (Bastogne) à nos lecteurs. Marie-Claire Clausse en donne lecture à nos internautes.<
Publié le 24-12-2013 à 07h30
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Ecoutez le conte ici:
Le texte:
Tout là-haut se dresse la maison de l’âne, du bœuf, des rennes, des moutons et des dromadaires. Elle est si loin dans le ciel que même les astronomes ne la distinguent pas dans leur grand télescope. Les animaux y vivent en paix du printemps à l’automne, et quand vient l’hiver ardennais, toute la sainte journée, ils galopent sur le tapis de nuages pour en faire tomber la poussière. Celle-ci forme des flocons tout blancs, à la joie des enfants qui jouent et des vieillards qui rêvent en regardant par la fenêtre les batailles de boules de neige de Waltzing à Compogne.
Cette année, – les animaux – ont secoué les nuages au moins quinze jours, mais quand ils se sont penchés au bord du ciel, les joues en feu, aucun bonhomme de neige n’avait été dressé dans les jardins à Bastogne, La Roche ou Arlon, avec une carotte à la place du nez, du charbon pour les yeux et un lacet rouge pour le sourire.
– Où sont passés les enfants? demande l’âne. J’espère que la grippe ne leur est pas tombée dessus!
– Ni une retenue du mercredi après-midi! s’écrie le bœuf.
– Et que sont devenus nos maîtres, saint Nicolas, le père Noël, les rois mages? demande l’âne de plus en plus inquiet.
Tout là-haut, les moutons se serrent les uns contre les autres et l’âne endosse les paniers d’osiers remplis de jouets multicolores. Accrochés en file indienne au traîneau, les rennes tapent du sabot, tandis que les dromadaires attendent des rois mages dans une odeur de myrrhe et d’encens.
Et chacun de s’interroger sur ces alarmants mystères: le père Noël a disparu et les enfants ne traînent pas dans les jardins comme chaque année, à rouler des pelotes de neige sous le ciel éclaboussé de lumière.
En hiver, l’âne aime bien quand les branches de la grande forêt d’Ardenne ploient comme les bras d’une maman et le bœuf souffle par les naseaux des nuages de vapeur qui ressemblent à de la barbe-à-papa. Tous les deux, ils adorent se perdre sur la blanche plaine et dans les premiers moutonnements sans plus penser à rien.
– J’ai trouvé! s’écrie l’âne. Il faut reprendre de la hauteur, rattraper le chemin du ciel!
– Tu as raison; ainsi nous pourrons voir beaucoup plus loin! répond le bœuf en poussant difficilement sur les jarrets.
Et les animaux s’envolent dans l’air calme et transparent. Après deux loopings et demi, ils se posent sur un cumulus à joues de trompettiste.
– Ce n’est plus de notre âge: deux mille heures de vol et de l’arthrose dans les…
– Curieux, ne trouves-tu pas, ces longues files d’automobiles, à gauche, sur la grand-route…
– Quelque-chose de prodigieux se déroule certainement derrière l’horizon!
En suspension dans l'atmosphère, l'âne et le bœuf suivent l'embouteillage qui serpente entre les immeubles, contourne les ronds-points, s'étire vers les lisières d'Arlon. Les gens jouent du klaxon et lancent des appels de phares. La nervosité gagne les mamans et les papas tempêtent: «Mais regarde cet idiot qui veut passer devant moi! Et ce benêt qui ne veut pas me laisser la place!».
Il n’est pas une voiture où un enfant ne reçoit pas sa dose de réprimandes et de claques…
– Il faut vraiment que le jeu en vaille la chandelle! songe le bœuf en pensant à tout ce temps gâché, pare-chocs contre pare-chocs.
En tête des embouteillages ne s’élève pourtant qu’un vaste hangar, frappé d’enseignes clignotantes. Les vitrines sont éclairées comme des aquariums et les caddies se bousculent méchamment. Comme le temps presse l’âne et le bœuf de retrouver le père Noël, ils pénètrent tous les deux dans le hall gigantesque par une porte de secours. Aussitôt, un flot de coloris éclatants leur brûle les yeux et une musique tonitruante leur mord les oreilles. Il y a des montagnes de jouets à côté de monceaux de saucisses et des boîtes de chocolats jusqu’au plafond. Et, plus loin, des caramels de toutes les tailles, de tous les goûts, de toutes les odeurs. Et puis encore des barres de céréales, et des cuberdons tout violets, et du nougat de Montélimar, et quantité d’autres choses.
Au centre de toute cette agitation, sur un podium en papier doré, un vieillard à barbe blanche, coiffé d’un bonnet à pompon, et, à côté de lui, un autre vieux barbu, avec une mitre. Tous deux croulent sous les cadeaux à distribuer, les friandises à jeter à la foule qui se presse et les vociférations des chalands qui s’arrachent les paquets.
– Mon Dieu! s’écrie le bœuf, voilà le père Noël et saint Nicolas!
– Je comprends tout leur retard, dit l’âne soudain sérieux comme un pape, ils ont signé tellement de contrats, cette année, qu’ils ont dû se couper en quatre, s’aligner sur les chiffres prévisionnels, assommer la concurrence, être au top du management…
– Non! proteste le bœuf, je ne comprends pas tous ces gros mots, et je ne comprends pas davantage ce que ces enfants font dans ce tapage alors que, à l’extérieur, la neige est belle et lisse comme l’éternité.
L’âne et le bœuf se fatiguent très vite à supporter ce vacarme et ces lumières provocantes. Ils finissent par retourner à l’air libre. À peine hors du magasin, l’accablement les gagne: ils jouent les serviteurs fidèles depuis deux mille ans, et voilà que le père Noël risque bientôt de se déplacer en 4X4 et saint Nicolas, en hélicoptère, comme un PDG ou le roi des Belges…
À la nuit tombée, des milliers d’étoiles se sont mises à briller à travers le grand silence du ciel. Mais comme les soucis les taraudent, ni l’âne ni le bœuf n’ont le cœur d’admirer ces merveilles. Et si leur tristesse durait jusqu’à la fin des temps? À moins que…
Derrière le grand magasin se dresse une poubelle. Ou plutôt un conteneur. Et ce conteneur, soudain, émet un petit bruit. Rien de grave ou d’inquiétant à première vue: juste un souffle, discret comme un flocon qui tombe. Mais quand l’âne et le bœuf décident d’y aller voir de plus près, ils ne distinguent pas grand-chose, d’abord. Si bien qu’on allume les briquets, et trois paires d’yeux se mettent à briller en les fixant comme des apparitions. Des yeux sombres et apeurés qui attendent on-ne-sait-quoi; les yeux d’un papa, d’une maman, d’un enfant.
L’âne se demande ce que ces gens font là, serrés entre les parois d’acier, par cette nuit ardennaise. Et pourquoi ils ne sont pas avec les autres, dans le magasin, auprès du père Noël. Et pourquoi ils n’ont pas de pain, et pourquoi ils n’ont pas de vin, et pourquoi ils n’ont pas de pays, et pourquoi ils vivent à la rue, et pourquoi…
– Mais vous tremblez! s’écrie le bœuf en voyant la maman qui sourit faiblement comme pour s’excuser d’être là…
– L’enfant va prendre froid, constate l’âne, ému.
À cet instant, l’animal sort de ses malles en osier un cheval de bois, une poupée à longs cheveux blonds, trois oranges sucrées et le thermos de bonne soupe aux pois, et tous se serrent les uns contre les autres, tandis que le bœuf, de son souffle, réchauffe les joues du petit enfant.
Qui sourit pour la première fois à la nuit de Noël.