Mai 1940, Marthe perd son père, tué par un Stuka (vidéo)
Marthe Rondelet a 19 ans le 10 mai 1940, quand la guerre éclate. Sa famille fuit en France où son père est tué par une bombe.
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Publié le 09-05-2023 à 19h08 - Mis à jour le 09-05-2023 à 19h10
Vendredi 10 mai 1940. Il est un peu plus de 5 h du matin. La jeune Marthe Rondelet est réveillée par des bruits de moteurs. Elle saute en bas de son lit, ouvre la fenêtre de sa chambre et, stupéfaction, des avions, très bruyants, sillonnent le ciel "Ils laissent des traces dans leur sillage. Un frisson me parcourt le dos. Maman est à la fenêtre de sa chambre aussi. Elle scrute le ciel. ‘Ce n’est pas normal ce qui se passe’, dit-elle et je l’entends descendre à la cuisine. Je la suis. Elle a déjà allumé le poste de radio".
Une voix monocorde répète sans cesse que la guerre est déclarée, que la gare de Jemelle vient d’être bombardée à l’aube ; les jeunes hommes doivent rejoindre les centres de recrutement de l’armée belge.
"Sauve qui peut !"
"C’est terrifiant. On n’en revient pas. On parlait de la guerre depuis la mobilisation, mais maintenant, elle est là et c’est du concret. Et Albert, mon grand frère qui est mobilisé, où est-il ? Que va-t-il devenir ? Et Georges qui est tout seul à Bruxelles où il travaille à la poste, faut-il le faire revenir ? Maman est inquiète Je sens que la panique s’empare de mes parents. Mon père n’a cessé de rappeler que les Allemands avaient été de vrais sauvages en 1914 et il craint le pire. Les gens sortent dans la rue pour aller aux nouvelles ou pour accompagner les jeunes gars qui doivent partir à la guerre. Le garde champêtre, Félix Deprez, ajoute au traumatisme quand il passe dans les rues en criant des ‘ Sauve qui peut’! Sans compter que notre cœur s’arrête quand on entend une terrible déflagration au loin qui fait trembler portes et fenêtres de notre maison: c’est notre armée qui fait sauter le pont sur l’Ourthe pour empêcher les envahisseurs de progresser."
Marthe Rondelet est née le 31 décembre 1920 à Petit-Han dans la maison qu’elle occupe toujours aujourd’hui. Elle se souvient encore de cette journée terrible du 10 mai 1940.
"C’est de la folie, on va se jeter dans la gueule du loup !"
La question qui est sur toutes les lèvres: Faut-il partir ? Et pour aller où ? La majorité des villageois veut prendre la fuite pendant qu’il en est encore temps.
Les anciens n’ont pas envie de revivre le traumatisme de 1914. Il faut se sauver en France, puisqu’elle avait tenu le coup lors de la Première Guerre.
Toute la journée, tenaillés par la peur, Sidonie et Louis Rondelet, les parents, décident d’une solution hybride, comme l’explique Marthe: "Mon papa restera avec son père âgé de 80 ans, tandis que maman, ma sœur Maria et moi partirons à pied en France dès le lendemain. Il est prévu que la famille Gavrenne, c’est-à-dire mon oncle Alfred, quatre cousins et trois petits-cousins dont le plus jeune a deux ans nous accompagnent. L’atmosphère est lourde. En plus, il fait très chaud. Durant toute la soirée du 10 mai, avec maman et ma sœur Maria, on fait les valises, le cœur gros à l’idée que dès le matin on doit partir à l’aventure, sans papa. Il faut se rassurer en se disant qu’il ne peut pas laisser Alphonse, notre grand-père, tout seul et, en même temps, il va garder la maison et prendre soin de ses très nombreux chiens de chasse qu’il a en pension et dont il fait aussi l’élevage depuis des années. Ils font sa fierté", précise encore Marthe.
Le 11 mai au matin, les familles Rondelet et Gavrenne sont prêtes. "Papa me donne un gros jambon que j’accroche au guidon de mon vélo. Il allait nous mettre à l’abri de la faim un bout de temps, poursuit Marthe. Nos deux vélos sont chargés comme des mules. Nous, on doit marcher à côté. Papa n’est pas bien. Il répète que fuir n’a pas de sens, que c’est ‘se jeter dans la gueule du loup’, que ‘c’est de la folie’."
Alphonse obligé d’euthanasier les chiens
Finalement, sur ordre de son père, Louis Rondelet fait lui aussi partie du voyage. La famille emporte deux chiens, laissant les autres à la garde d’Alphonse. "Avant de partir, papa creuse un trou dans la cuisine pour y cacher tous les trophées qu’il avait gagnés avec ses chiens. Il ne veut pas que cela tombe dans les mais de l’ennemi", se souvient Marthe.
Un peu plus tard, la famille apprend qu’Alphonse a dû se résoudre à empoisonner les chiens parce qu’il ne pouvait plus s’en occuper.
Le groupe chemine avec d’autres villageois qui fuient aussi vers la France. Cela démarre mal, puisque le pont sur l’Ourthe, à Chêne-à-Han, a sauté. Pour traverser la rivière, c’est la grande débrouille. "Nous, poursuit Marthe, nous profitons du passage du chariot de la famille d’Arille Collard pour traverser au sec."
Le chemin est long et lent. Les Rondelet sont doublés par les plus nantis en auto et par d’autres qui fuient sur un tombereau "et même un bègnon, sorte de charrette à fumier", précise encore Marthe qui explique qu’elle prend soin de cacher le jambon "quand les circonstances l’exigent".
Le petit équipage de treize personnes passe par Petite et Grande Enneille, direction Sinsin puis Ciney et Dinant. "Nous dormons où nous le pouvons ; dans des maisons abandonnées et déjà pillées, des hangars, des fermes. On est entassé. On est sale ; pas moyen de se laver. Pour aller aux toilettes, c’est très compliqué ; surtout quand on est une fille", raconte encore Marthe.
Pour manger, le petit groupe achète des victuailles avec l’argent qu’il a emporté ; mais très vite, cela devient la disette. "Les plus malins arrivent à traire une vache. Les pauvres bêtes sont là, abandonnées par les fermiers partis se mettre à l’abri. Elles meuglent ; les pis sont énormes".
Une marche de 200 km à pied en 5 jours
Les courageux Durbuysiens marchent jour et nuit. Ils parviennent à passer la frontière peu après Chimay et progressent vers Soissons: "Le convoi de réfugiés se dirige vers le sud-ouest tandis que nous croisons des soldats français, indique Marthe. La plupart sentent l’alcool ; ils sont saouls et énervés parce qu’ils nous voient comme des obstacles à leur progression vers le front. Régulièrement, c’est l’alerte aux avions venus mitrailler l’armée française. Les pilotes ne font pas de distinction entre les soldats et nous, les civils. Les balles sifflent de toute part et à chaque fois, c’est la panique. Les cris de terreur sont masqués par le hurlement des moteurs des avions de chasse allemands qui piquent vers nous. Quand ils disparaissent, c’est le chaos ; on n’y voit rien avec la poussière", précise encore Marthe émue. Elle se reprend et, d’une voix tranchante, déclare: "Encore aujourd’hui, quand j’entends le bruit d’avions dans le ciel, j’ai des palpitations, je me sens mal".
Le groupe arrive en vue du village de Marle, près de Laon, dans L’Aisne, après avoir parcouru 200 kilomètres en cinq jours, du samedi 11 au jeudi 16 mai.
"Il me manque terriblement"
La centenaire, la gorge serrée, raconte: "Nous marchons en convoi quand surgissent quatre Stukas. Ils nous survolent. C’est la panique. Papa cherche un abri, il choisit le côté droit de la route. Maman, ma sœur et moi, restons pétrifiées sur place. Le bruit est atroce. Soudain un des avions fait un demi-tour et déclenche ses mitrailleuses et bombarde. Un obus atteint papa. Le calme revient, la poussière épaisse se dissipe. Nous sommes couvertes de terre. Papa a disparu près d’un cratère. On le cherche, on crie. Rien. Puis, des soldats français hurlent qu’on doit dégager, qu’il faut avancer. Pauvre papa ! commente Marthe. Il pressentait ce qui allait se passer. Il voulait arrêter un peu avant, mais mon oncle l’a exhorté à poursuivre. Il le sentait", répète la centenaire après un long silence. Elle ajoute d’une voix faible "Il me manque terriblement".
Prenant leur courage et leur immense chagrin à bras-le-corps, les Rondelet poursuivent leur marche vaille que vaille jusqu’à Soissons, à 45 km de Marle.
Ils atteignent le samedi 18 mai la gare de Soissons et prennent un train qui fera un long périple passant par Paris, Poitiers, Bordeaux, Toulouse, Narbonne pour remonter vers Nîmes et pas loin de Saint-Étienne, à la gare d’Annonay et enfin Balais-Talencieux, en Ardèche, où la famille Rondelet débarque le mercredi 22 mai.
Elle y séjournera encore deux mois avant de revenir en train en Belgique.