Comment les pôles territoriaux doivent renforcer l’accompagnement des élèves à besoins spécifiques
La création des pôles territoriaux préfigure un bouleversement du processus d’intégration et de l’accompagnement des élèves à besoins spécifiques au sein de l’enseignement obligatoire en Fédération Wallonie-Bruxelles. Et de l’école en général? Décryptage d’un chantier aussi vaste que complexe en compagnie de Caroline Désir, ministre de l’Éducation chargée de mettre un œuvre cette "réforme de l’intégration".
Publié le 17-02-2022 à 09h00
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Parce qu’ils sont atteints de certaines déficiences ou qu’un retard ou un trouble des apprentissages leur a été diagnostiqué, les élèves réorientés vers le spécialisé sont chaque année de plus en plus nombreux.
En juin 2020, un élève sur 23 inscrits dans une école de l’enseignement obligatoire en Fédération Wallonie-Bruxelles fréquentait cette filière, destinée à répondre de façon plus adaptée aux besoins spécifiques des élèves.
Prônant toutefois un modèle d'enseignement plus inclusif, la Fédération a mis en place ces dernières années une série de dispositifs visant, d'une part, "à permettre à l'élève scolarisé dans l'enseignement spécialisé de retourner dans l'enseignement ordinaire avec un accompagnement adapté" et, d'autre part, "à maintenir dans l'enseignement ordinaire, avec l'aide dont il a besoin, un élève qui présente tout à coup une difficulté", rappelle Caroline Désir.
"L'objectif est de savoir comment prendre en charge un enfant qui a des besoins spécifiques, au sens le plus large possible, poursuit la ministre de l'Éducation. Il faut que chaque enfant puisse trouver sa place dans le paysage de l'enseignement au sein de la Fédération."
Inversion de paradigme
Nombreux sont ainsi les élèves qui, bien qu’inscrits dans une école d’enseignement spécialisé, continuent aujourd’hui de fréquenter les cours au sein d’un établissement d’enseignement ordinaire, moyennant un accompagnement adapté et personnalisé.
En juin 2020, ils étaient 9 715 élèves inscrits dans ce que l’on appelle un "projet d’intégration". En cinq ans, le nombre d’élèves bénéficiant de ce type de projet a quadruplé.
En outre, la Fédération Wallonie-Bruxelles a adopté en décembre 2017 un décret instaurant le régime dit des "aménagements raisonnables".
Ce décret impose aux écoles ordinaires la mise en place de "mesures appropriées, prises en fonction des besoins dans une situation concrète, afin de permettre à une personne présentant des besoins spécifiques d'accéder, de participer et de progresser dans son parcours scolaire, sauf si ces mesures imposent à l'égard de l'établissement qui doit les adopter une charge disproportionnée."

"C'est intéressant, parce que c'est la première fois que l'on a un peu inversé le paradigme de la prise en charge", commente Caroline Désir, qui n'était pas encore ministre à l'époque mais a soutenu le projet. "Le problème du décret de 2017, c'est que c'était un peu des grands principes mais sans véritables moyens derrière pour concrétiser tout ça."
Au plus près des élèves
Avec la prochaine rentrée scolaire, c’est donc une nouvelle étape dans cette double approche inclusive de notre enseignement que l’entrée en fonction des "pôles territoriaux" va opérer. De quoi annoncer une évolution majeure, laquelle va toucher l’ensemble des écoles à travers la Fédération.
En effet, à partir de septembre 2022, chaque école maternelle, primaire et secondaire de l’enseignement ordinaire en Fédération Wallonie-Bruxelles sera obligatoirement liée par une convention de coopération à une école spécialisée, identifiée comme "école siège" au sein d’un pôle territorial.
"Il faut voir ça comme une pièce d'un puzzle, lequel doit contribuer à un enseignement plus inclusif et doit permettre une prise en charge des enfants au plus près de leurs difficultés, dès le plus jeune âge", poursuit la ministre.
Il faut envisager le pôle dans l’ensemble des aides que l’on veut mettre en place pour soutenir la scolarité de chaque élève dès le plus jeune âge.
Concrètement, le boulot des pôles va être de s'adapter aux besoins spécifiques de chaque élève pris en charge et "les modalités de l'accompagnement de l'élève vont être adaptées en fonction de la réalité de l'école ordinaire dans laquelle il est scolarisé et définies en accord avec le coordinateur du pôle".
Parmi celles-ci, on peut citer la mise en place d’outils d’accompagnement, l’adaptation de documents, l’accompagnement dans la gestion du comportement, l’accompagnement à l’insertion socioprofessionnelle pour les élèves du secondaire, etc.
Au bénéfice de tous les élèves
Si cette évolution ne va pas véritablement métamorphoser le dispositif en cours pour les élèves qui bénéficient à ce jour d’un projet d’intégration ou d’aménagements raisonnables, elle doit surtout permettre à chaque enfant, chaque enseignant et chaque école relevant de l’enseignement ordinaire de pouvoir faire appel à l’expertise et aux ressources de professionnels de l’enseignement spécialisé, via le lien établi grâce à la convention de coopération signée avec un pôle territorial.

"Car il y a par exemple des enfants qui sont dyslexiques ou dyscalculiques et qui ne sont jamais diagnostiqués", note la ministre.
De plus, cette "réforme de l'intégration" est appelée à venir soutenir le processus sur l'ensemble du territoire de la Fédération. "On sait que, là où c'est mis en place depuis 15 ans, comme à Liège ou Bruxelles, les projets d'intégration fonctionnent vraiment bien, les équipes sont hypercompétentes et les résultats sont bons, admet Caroline Désir. Mais ce n'est pas le cas partout. Et en tant que ministre de l'Éducation, ma responsabilité est de faire en sorte que tous les enfants qui ont des besoins spécifiques sur le territoire soient pris en charge."
Accompagner aussi les profs
"Tout l'enjeu aussi est d'arriver à bien former les enseignants qui sont confrontés à une multiplicité des difficultés au sein de leur classe, relève encore la ministre. La création des pôles vise donc deux types de missions: individuelles et collectives. Il s'agit d'informer (NDLR: sur les aménagements raisonnables ou les projets d'intégration notamment), d'accompagner les élèves à besoins spécifiques (NDLR: les projets d'intégration ne sont pas remis en question), d'accompagner les enseignants de l'ordinaire dans la mise en place des aménagements raisonnables et de développer des outils en matière d'accompagnement pour les équipes éducatives et pédagogiques."
Par ailleurs, une formation aux besoins spécifiques des élèves sera insérée à la formation des futurs enseignants, tandis qu’il existe déjà une trentaine de modules de formation en cours de carrière disponibles.
En résumé, si "l'école ordinaire prend la main, les parents conservent le choix et le pôle apporte les ressources", synthétise la ministre.
L’école ordinaire prend la main, les parents ont le choix, le pôle apporte les ressources.

"Je voulais absolument aller dans une école ordinaire, témoigne-t-elle. Pour suivre une scolarité normale, comme n'importe quel autre enfant. Lorsque j'étais en primaire, j'étais en alternance entre une école spécialisée et l'école ordinaire de mon village. Or, j'ai détesté l'école spécialisée. Je m'ennuyais, je ne parlais à personne."
La maman de Clothilde, Ana, se souvient que les débuts n'étaient pourtant pas faciles: "Mais tout le monde s'est adapté progressivement. Aujourd'hui, Clothilde peut réaliser des travaux de groupes, elle a des amies qui viennent à la maison."
8 heures d’accompagnement personnalisé
Pour réaliser ce projet d’intégration, Clothilde bénéficie de l’accompagnement de Valérie Braffort (lire ci-dessous), personne attachée à l’école spécialisée du Mardasson et chargée de son intégration. Avec elle, la jeune étudiante planifie ses travaux et organise son étude à raison de 8 heures par semaine. En outre, et parce que sa présence dans l’enseignement ordinaire le nécessite, elle peut compter sur d’une part certains aménagements raisonnables mis en place par l’école qu’elle fréquente (accessibilité à certains locaux, etc.) et d’autre part l’assistance de bénévoles trois jours par semaine pour l’aider à se déplacer.
Sa maman Ana mesure la chance de Clothilde. Sa sœur, Charlotte, elle aussi inscrite dans le spécialisé, ne bénéficie pas d’un tel projet d’intégration.
"Dans le spécialisé, ils ont tout le matériel adapté, c'est très bien, mais l'enfant est un peu en retrait du reste de la société, observe-t-elle. Ce n'est pas le même regard. Par exemple, Charlotte n'a pas de copine qui vient à la maison. C'est aussi à travers cette expérience qu'on se rend compte que l'intégration a apporté énormément de bonnes choses à Clothilde."
Clothilde et son entourage sont en recherche constante de bénévoles. Envie de donner un coup de pouce sur la région de Libramont? Contactez Le Soleil Bleu au 061/61.21.15.
La crainte de passer "d’un coaching des élèves à un coaching des profs"
Après avoir œuvré pendant vingt ans comme institutrice au premier degré de l’enseignement primaire, Valérie Braffort s’est réorientée vers l’enseignement spécialisé et plus précisément les projets d’intégration. Attachée à l’école du Mardasson de Bastogne, elle accompagne aujourd’hui six élèves, dont Clothilde Keller (lire ci-dessus).
"L'école d'aujourd'hui n'est plus super-adaptée à nos enfants, à nos élèves, à notre époque, observe-t-elle. En termes de différenciation, cela commence tout de même à s'ouvrir, depuis notamment l'instauration des aménagements raisonnables. Pour les élèves qui ont des difficultés, l'intégration apporte énormément de bienfaits."
Pour le collectif aussi
À travers le projet d’intégration qu’elle mène avec Clothilde, c’est au final à un ensemble de personnes, élèves comme enseignants, que Valérie apporte son savoir-faire.
"On apporte des outils spécifiques de coaching scolaire qui peuvent aider les autres enfants aussi. Je suis d'ailleurs épatée de voir la collaboration qui se met en place sur le terrain avec les enseignants de l'ordinaire qui, une fois qu'on leur montre ou qu'on leur explique ces outils, sont demandeurs dans 95% des cas. De même, un autre bienfait important de l'intégration, c'est le développement de la tolérance, de l'ouverture à l'autre chez les élèves de l'enseignement ordinaire."
Dans le flou
Toutefois, avec la réforme qui approche, ce sont des craintes qui ont émergé ces derniers mois chez Valérie et ses collègues.
"La plus grosse crainte, c'est que l'on passe d'un coaching des élèves à un coaching des profs. On sait que l'intégration va continuer pour les projets en cours, mais pour la suite, c'est très flou, surtout en termes de moyens." Ainsi, de 80 postes répartis sur 3 écoles partenaires, Valérie et ses collègues pourraient, selon les informations reçues de sa direction, n'être plus qu'une vingtaine au démarrage du pôle, en septembre prochain.
"Notre crainte concerne surtout l'accompagnement individuel des élèves qui sont sur la frontière entre le spécialisé et l'ordinaire. Puisque l'on sera moins nombreux à pouvoir les encadrer, ce sont potentiellement des élèves qui pourraient basculer dans le spécialisé, faute d'une disponibilité de l'accompagnement qui s'avère pourtant nécessaire pour eux. " L'exact opposé donc de ce que vise la réforme!
"À six mois de sa mise en route, on ne sait que très peu de chose, poursuit Valérie. Sur le papier, quand on explique la réforme, c'est génial, on va pouvoir se rendre utile pour le plus grand nombre possible d'élèves qui ont des besoins spécifiques. Mais quand on gratte, il reste beaucoup d'interrogations… Tout reste à inventer! "
Source pour tous les chiffres de fréquentation et population scolaire repris dans cet article: Les indicateurs de l’enseignement 2021, 16e édition, publié par la Fédération Wallonie-Bruxelles.