Un procès exceptionnel de la haine sur les réseaux sociaux
C’est une première en Belgique: un homme est jugé par la cour d’assises pour sa haine déversée sur les réseaux sociaux.
- Publié le 11-10-2021 à 07h00
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Le procès qui s’ouvre ce lundi devant la cour d’assises de Liège pourrait sembler relativement banal. Mais il est inédit, au contraire, qu’un individu se retrouve devant cette juridiction, compétente pour les crimes graves, en raison d’appels à la haine et à la violence proférés sur les réseaux sociaux.
L’accusé, un habitant de la région liégeoise, a en effet formulé des menaces d’attaques et des incitations à la haine à l’égard de femmes ou de féministes.
«Une affaire somme toute assez banale, même si évidemment les propos tenus sont inadéquats, commente son avocat, Me Alexandre Wilmotte. À vrai dire, la chambre du conseil n'avait pas vraiment d'autre choix, juridiquement parlant, que de le renvoyer devant la cour d'assises». Et son client, assure l'avocat, est lui-même très surpris de se retrouver face au jury populaire.

La cour d’assises de Liège a constitué un jury de six femmes et six hommes pour juger Sami Haenen, un habitant de Flémalle. Les débats au fond commenceront donc ce lundi, pour un procès qui devrait durer trois jours.
Les faits reprochés à l’accusé se sont déroulés entre le 12 et le 19 octobre 2020. Ils avaient notamment été dénoncés par Interpol Paris, qui signalait qu’un Belge avait publié sur les réseaux sociaux des messages haineux et une vidéo indiquant qu’il serait le nouveau Elliott Rodger, du nom de cet Américain qui avait commis une tuerie de masse sur fond de misogynie en Californie en 2014. Six personnes avaient été tuées et quatorze blessées.
Le Flémallois a également été dénoncé par deux autres personnes pour des faits de menaces dans des publications où, sous pseudonyme, il affichait une haine envers les femmes et les féministes. Il avait notamment critiqué la tenue vestimentaire d’une victime de meurtre et tentative de viol.
Le ministère public, représenté par l’avocate générale Brigitte Goblet, lui reproche trois préventions: avoir menacé, via une vidéo publiée sur Facebook, d’un attentat les femmes qui le critiquent, avoir incité à la haine ou à la violence envers les femmes sur Facebook via BitTube et avoir menacé les féministes et les femmes d’un attentat par ses écrits sur Twitter.
Un «délit de presse»
Comment se retrouve-t-il devant une cour d’assises pour de tels faits, loin d’être anodins, mais qui ne s’apparentent pas à un crime à proprement parler? L’explication se trouve dans l’article 150 de Constitution, qui précise que seul le jury populaire, donc la cour d’assises, est compétent pour juger les délits de presse.
La Constitution date de 1831. Il faut interpréter cette disposition comme une volonté, à l’époque, de protéger la liberté d’expression. La presse est libre et la censure est interdite. Mais tout préjudice commis par voie de presse doit être soumis au jugement du jury populaire.
De l’eau a coulé sous les ponts et l’article 150 pose aujourd’hui question, de nombreuses voix demandant sa révision. Il ne concerne jamais que la presse écrite – pas l’audiovisuelle – et surtout, inclut toute expression ou idée formulée par écrit, y compris par voie numérique sur les réseaux sociaux.
«En 1831, on n'avait pas imaginé l'avènement de la radio et de la télévision. Encore moins du web, de Facebook et de Twitter, commente Benjamine Bovy, avocate pénaliste. Il faut s'imaginer, à l'époque, que cela concernait essentiellement quelques intellectuels qui prenaient la plume», mais le contexte a sensiblement changé.
Racisme et xénophobie: des exceptions
Une incitation à la haine, à la violence où à la discrimination sur les réseaux sociaux est par conséquent assimilée à un délit de presse. «La jurisprudence de la Cour de cassation penche toujours dans ce sens. Nous nous retrouvons donc face à un problème d'impunité pénale pour toutes ces dérives sur les réseaux sociaux», regrette Benjamine Bovy.
Ces dossiers font l'objet d'un classement sans suite ou sont souvent prescrits avant de pouvoir constituer une cour d'assises, une procédure lourde et coûteuse. Dans les faits, c'est l'impunité qui prévaut. «Dans l'état actuel des choses, on pourrait organiser dix cours d'assises par semaine pour de tels faits, mais c'est inconcevable en pratique», abonde Alexandre Wilmotte.
Dans l’état actuel des choses, on pourrait organiser dix cours d’assises par semaine pour de tels faits.
En 1999 toutefois, une exception a été introduite pour les délits de presse inspirés par le racisme et la xénophobie. Ceux-là relèvent de la compétence d’un tribunal correctionnel, ce qui facilite les poursuites.
C’est grâce à cette exception que la justice a condamné en avril dernier l’auteur d’attaques racistes à l’encontre de la comédienne et ancienne présentatrice météo Cécile Djunga.
Une solution pour en sortir consisterait à réviser l'article 150 de la Constitution, pour «correctionnaliser», en plus du racisme et de la xénophobie, tous les délits de presse incitant à la haine, à la violence et à la discrimination. Des initiatives sont prises en ce sens, tant au Parlement qu'au gouvernement (lire ci-contre). «Aujourd'hui, selon que vous écriviez "sale arabe" ou "sale pute", ce ne sera pas la même juridiction qui sera compétente», regrette Benjamine Bovy. Dans un cas, l'affaire pourra être jugée devant un tribunal correctionnel. Dans l'autre, l'impunité sera pratiquement toujours de mise, sur le plan judiciaire à tout le moins.
Une volonté politique de réviser la Constitution «pour sortir de l’impunité»
Le procès qui se déroule à la cour d’assises de Liège met donc en lumière la difficulté de poursuivre pénalement des propos haineux, violents ou discriminatoires écrits sur les réseaux sociaux.

«On se retrouve dans cette situation où un viol peut être correctionnalisé, alors qu'insulter une victime nécessite une cour d'assises. Ces procès-là sont extrêmement rares, constate la députée fédérale Claire Hugon (Écolo). On assiste par conséquent à une impunité de fait. Le comportement est pénalisé, mais il n'est quasi jamais poursuivi.»
Pour y remédier, le groupe Écolo-Groen à la Chambre a déposé en février une double proposition de révision de la Constitution. L’une vise à réviser l’article 25, de manière à étendre les garanties constitutionnelles dont bénéficie la presse écrite à la presse audiovisuelle. En d’autres termes, loger l’audiovisuel à la même enseigne que la presse écrite (y compris numérique) en termes de liberté et d’interdiction de censure.
«Correctionnaliser» ces délits
La seconde proposition s’attaque à l’article 150 de la Constitution, celui qui impose que tout délit de presse – y compris donc les propos écrits sur les réseaux sociaux – soit jugé devant une cour d’assises, à l’exception des délits inspirés par le racisme et la xénophobie.
L'idée de la proposition consiste à ajouter à cette exception toutes les expressions punissables incitant à la haine, à la violence et à la discrimination, dont les auteurs pourraient se retrouver devant un tribunal correctionnel et non plus une cour d'assises. On parle ici de haine basée sur le sexe, l'orientation sexuelle, le handicap, l'âge, l'origine sociale, les convictions religieuses, philosophiques syndicales, l'état de santé, etc. «Ces propos sont déjà répréhensibles, mais quasi jamais poursuivis lorsqu'il s'agit d'un délit de presse. Ici, on ne pénalise pas de nouvelles choses, on change juste de juridiction» en «correctionnalisant» ces délits.
La double proposition suit sont chemin parlementaire, mais n’a pas encore été votée. Une des difficultés consiste à réunir une majorité des deux tiers à la Chambre, indispensable pour une révision de la Constitution, mais pour laquelle la coalition Vivaldi ne suffit pas.

En mars dernier, en marge de cette initiative parlementaire, le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open Vld) a lui-même exprimé son souhait de ramener devant un tribunal correctionnel les auteurs d'appels à la haine, à la violence et à la discrimination sur les réseaux sociaux. L'idée consistait à avancer pour la fin de cette année. Où en est ce projet, au niveau gouvernemental? «Les discussions sont toujours en cours», répond-on laconiquement à son cabinet.

Correctionnaliser certains délits de presse pourrait-il, de façon collatérale, nuire à la liberté des journalistes? Entre liberté d'expression et lutte contre les expressions haineuses, «le chemin est très étroit», concède Martine Simonis, secrétaire générale de l'Association des journalistes professionnels. «Il y a un paradoxe. Nous considérons qu'il est nécessaire de s'attaquer à ces discours sur les réseaux sociaux. Et ce faisant, en révisant les articles 25 et 150 de la Constitution, on risque de diminuer les garanties qui s'appliquent aux journalistes. Mais il faut préciser que les propos haineux dont on parle ne sont pratiquement jamais tenus par des journalistes», poursuit-elle. Le débat porte bien sur les dérives des réseaux sociaux.
Le risque consiste à voir les journalistes poursuivis à tout bout de champ, ou à encourager le «SLAPP», un anglicisme qui désigne les procédures judiciaires intentées dans le but principal de réduire des journalistes au silence, ou de les dissuader de traiter des sujets «sensibles». «Ce qu'il ne faudrait surtout pas faire, par exemple, ce serait correctionnaliser complètement les délits de presse», indique Martine Simonis. Selon elle, une manière d'éviter ce travers consisterait à distinguer plus explicitement médias d'information et réseaux sociaux, même si ce n'est pas la vision qui prévaut dans la jurisprudence de la Cour de cassation.