Le réalisateur liégeois Thierry Michel: "Il était temps de parler des bourreaux"
Avec "L’empire du silence", Thierry Michel clôture son cycle congolais. Et demande justice pour les victimes d’une guerre oubliée.
Publié le 18-01-2022 à 08h00
C'est à 25 ans d'une Histoire récente, celle d'un Congo plus déchiré que jamais par la violence, que Thierry Michel invite le spectateur avec L'empire du silence. Un film bilan, mais aussi coup de poing, par le biais duquel le documentariste demande justice, aussi, pour les nombreuses victimes de cette guerre oubliée. Et que leurs bourreaux, dont certains restent cramponnés au pouvoir, rendent enfin compte pour leurs crimes.
Thierry Michel, ce film, c’est l’aboutissement de 30 années de travail?
Oui, 30 années – et onze films – à parcourir les plaines, les forêts et les fleuves congolais. À suivre son Histoire tumultueuse. Avec tous ses grands leaders: la fin de Mobutu, mort en exil, Kabila qui s’autoproclame président avant d’être tué par son garde du corps, ou encore son fils, qui lui succès comme s’il s’agissait d’une royauté et pour une période transitoire qui deviendra un pouvoir permanent… Et avec ses événements dramatiques: les élections qui n’en sont pas, et une guerre interrégionale qui n’en finit plus de faire des victimes…
Des guerres «rationnelles» aux guerres «irrationnelles»
Ça, c’est pour la «grande Histoire»…
Oui, et il y aussi la «petite», celle des victimes abandonnées à elles-mêmes, au fond des villages ou des forêts, dont les témoignages m’avaient déjà étreint quand j’ai tourné L’homme qui répare les femmes, qui évoquait, à travers le docteur Mukwege, les femmes victimes de viols de guerre. J’avais vécu, alors, un vrai traumatisme émotionnel. Mais il fallait étendre le sujet après ce film, qui ne visait pas les responsables des crimes. Il était temps de faire un film sur les bourreaux, sur ces criminels impunis et de donner corps, et vie, et chair, au discours prononcé par Mukwege à Oslo, le jour où il y a reçu son Prix Nobel de la paix. Il demandait la fin de l’impunité. Elle est toujours là.
Votre film permet de rassembler les pièces du puzzle, de mieux comprendre les responsabilités et un conflit qui a fini par devenir illisible, à force de durer…
Même les Congolais ne s’y retrouvaient plus. Même moi. Il était important, donc, de remonter le cours des événements, et de comprendre comment, à partir de la fin de Mobutu et l’arrivée des réfugiés rwandais, on bascule d’abord dans des guerres «rationnelles» – de revanche, puis de prédation – puis dans un conflit sans plus aucune logique, avec une multiplication des groupes armés, et une répression innommable sur les populations civiles.
Quand on parle des victimes, on est le bienvenu partout. Mais quand on parle des criminels, les portes et les bouches se ferment
Vous présentez des images très dures, souvent inédites, notamment de charniers. Comment expliquez-vous que cette guerre ait été si peu médiatisée?
C’est difficile à expliquer. Je pense que les gens, les diffuseurs de l’Afrique entre autres, ressentent une fatigue face à cette situation. Ils disent: «C’est toujours la même chose, les massacres, ça continuera, rien ne changera». Mais non, il y a des logiques et des responsables, qu’il faut dénoncer.
Malheureusement, vous montrez aussi une inertie assez difficilement compréhensible du côté des Nations Unies…
Ce n’est pas à charge: j’évoque aussi leur excellent travail au moment de la publication du fameux «rapport mapping»… même s’il moisit depuis au fond d’un tiroir de Genève. Mais c’est vrai que, pour le reste, il existe, aux Nations Unies, une forme d’impuissance difficilement tolérable – dont ils sont aussi conscients en interne. Mais il y a là des enjeux économiques et géopolitiques très importants. L’ONU est un lieu de consensus entre tellement de puissances divergentes, avec son lot d’intérêts contradictoires, sur lesquels s’exercent de puissants lobbys. Et puis, quand on remonte la chaîne des responsabilités de ces massacres, on finit par arriver au sommet, et à des gens qui sont parfois encore au pouvoir, ou placés à de hautes fonctions, à l’instar de Joseph Kabila, Paul Kagame, James Kaberebe ou Gabriel Amisi. Ce ne sont pas de petits «poissons».
«L’empire du silence», documentaire de Thierry Michel. Durée: 1 h 50. Sortie le 19/1.