BD| Rages, trop longtemps contenues, de Dan Verlinden et du regretté Philippe Tome
Jusqu’ici maudit, «Rages», le projet BD du regretté Philippe Tome et du Carolo Dan Verlinden, voit enfin le jour. Une autre apocalypse des animaux, furieuse et désespérée.
Publié le 20-10-2020 à 09h17
Sur la couverture, l'esthétique de l'affiche d'Inglorious Basterds (une ligne sanglante en plein milieu) côtoie un Kung Fu Panda prêt à en découdre. En rien opportuniste, Rages dormait dans des tiroirs depuis près de vingt ans.
Décédé en octobre 2019, le scénariste star Philippe Tome (papa du Petit Spirou et de Soda) n'aura pas vu la concrétisation de cette œuvre à part dans sa bibliographie. Ou comment, dans un monde hostile et glacé, une bande d'animaux (panda, gorille, crocodile…) cherche l'espoir et la survie au-delà d'un fameux mur qui les couperait du paradis.
Sauf que l’éden est un autre enfer, encore plus sauvage, où des combats à mort sont organisés pour le bon plaisir d’un «roi» et de ses sujets.
Entre péplum et SF
Le Carolorégien Dan Verlinden a été au bout du rêve de son complice. «Chaque année, le sujet revenait sur la table: nous devions le récupérer. Au tout dernier moment, le projet n'était jamais paru chez Dargaud, qui en avait conservé les droits. L'éditeur avait beaucoup investi, il y croyait fort. »
La situation s'est finalement débloquée et un premier album (sur trois) vient de paraître au sein de la maison d'édition lovervaloise Kennes. Dan s'est depuis fait un prénom en reprenant avec maestria Soda, le plus célèbre inspecteur-prêtre new-yorkais que la BD franco-belge ait connu.

«"Rages", c'était le premier album que je devais publier, dégagé du style très prononcé du "Petit Spirou" de Janry avec qui je collaborais sur les crayonnés, notamment. Avec le temps, je me suis amélioré mais j'ai mis tellement d'énergie, de jus dans cet album animalier…
Cet album, c'était moi. Parce que Philippe accordait une énorme importance aux spécificités de ses dessinateurs, à leurs envies. Il posait plein de questions sur tout. Je lui demandais pourquoi toutes ces interrogations. Il me répondait que c'était important, que s'il me faisait dessiner des choses avec lesquelles je n'étais pas en accord, ça se sentirait. » En 2020, Dan a gardé l'essence du projet mais en a corrigé les erreurs, les approximations.

Entre les deux hommes, il y avait eu la géniale étincelle qui donne envie de raconter des histoires. Et quel début d'histoire que ce Rideau de Titane qui donne le titre de ce premier tome. «"Rages", c'est une histoire entre péplum et science-fiction, avec mon péché mignon, les arts martiaux. Au départ, les héros devaient être des humains mais j'ai soufflé à Philippe l'idée d'en faire des animaux. Il a sauté sur l'occasion pour en faire un projet différent de tout ce qu'il avait pu faire. »

Anthropomorphe mais pas trop
À l'époque, des animaux comme personnages de BD, ce n'était pas aussi courant que maintenant. « "Blacksad" n'était même pas encore sorti. Je n'étais pas forcément à l'aise dans le dessin animalier mais j'aimais sortir de ma zone de confort. C'est quand on se surprend soi-même qu'on surprend les autres. Le personnage du panda s'est ainsi imposé, pour faire le mix entre le manga, les comics et la BD traditionnelle. Je me souviens avoir fait un croquis de ce héros en tenue de kung fu, heureusement nous ne sommes pas partis dans ce sens-là.

Par contre, Philippe a poussé le vice à faire intervenir les animaux nobles d'Asie. Au final, cette série est anthropomorphe mais pas trop. Dès que nos héros ont l'occasion d'agir comme de vrais animaux, ils y vont. » Les scènes de combat ne manquent d'ailleurs pas, coup pour coup ou avec la philosophie d'utiliser la force du malabar adverse.
Cruellement contemporain, ce projet ira bien jusqu'à sa fin: Dan a retrouvé un de ses vieux compagnons de cours de dessin, Joël Hemberg, pour remplacer, au pied et à la patte levés, l'incroyable Philippe Tome. Forcément, la magie graphique de Dan a évolué. «Ça fait vingt ans que je m'acharne à devenir meilleur. Si mon trait a changé, je veux, pour la suite de "Rages", garder la même approche visuelle et narrative, cinématographique et verticale. Avec peu de texte. »



S'il a mis du temps à imposer son prénom au-dessus d'une couverture et à signer le dessin d'un album complet (2014 avec le tome 13 de Soda, Résurrection), Dan a longtemps œuvré dans les coulisses des petits miquets. «Vittorio Leonardo (NDLR: le célèbre coloriste des Tuniques bleues, Lucky Luke ou autres Natacha et Cédric) était mon professeur à l'académie, il m'a donné la chance de côtoyer Peyo, Roba, Will… Ça booste. »
Dans leur ombre, Dan est devenu correcteur et lettreur pour le Journal de Spirou. Puis, il a touché à la photogravure pour le Studio Leonardo. «J'étais lecteur privilégié des originaux de monstres sacrés. Je voyais passer sous mes doigts des choses monstrueuses de Franquin, par exemple. Puis, je pouvais charcuter ses planches, couper dedans, imiter le lettrage, en vue de la parution.»
Le Carolo avait toujours volonté de faire du dessin. «Avant d'entrer dans l'atelier de Tome et Janry, j'ai ainsi réalisé du merchandising pour "Lucky Luke": des t-shirts, des présentoirs d'albums. J'avais 17 ans et je dessinais Lucky Luke, les Dalton… J'ai croisé plusieurs fois Morris mais il n'a jamais su que je travaillais pour lui. Face à ces géants, tu écoutais, tu t'imprégnais et tu la fermais. »


Quand il y avait du monde à l'atelier, j'ai même travaillé sur une machine à laver. J'ai ainsi pensé des scénarios entiers pour le "Petit Spirou", notamment avec Mademoiselle Chiffre ou le prof de gym, Monsieur Mégot. »

Plus tard, chez Dupuis, Philippe Tome a proposé à Dan de reprendre le cultissime Soda, cet inspecteur de police new-yorkais qui se fait passer comme clergyman aux yeux de sa pauvre mère, pour la rassurer. «Là encore, je n'étais pas à l'aise dans ce domaine: New York, les hauts buildings, la police, les armes… »


Et le tome 13, Résurrection, amenait son lot de bouleversements. «Philippe aimait donner des coups de pied dans les meubles poussiéreux, il ne voulait pas sombrer dans la routine. Une série vit si son héros fait de même, quitte à passer par des drames. » Après l'onde de choc du dernier tome, le public attend le suivant. «Il s'appellera "Révélation". Trente pages sont terminées mais Philippe n'a pas eu le temps de terminer le scénario. Il me l'envoyait page par page. Ainsi, si sur le papier un personnage prenait plus de vie que prévu, nous pouvions changer sa destinée.

Je sais où Philippe voulait en venir dans ce 14e tome. » En attendant qu'un scénariste le sauve du blocage, Dan prépare avec Joël Hemberg une autre série de science-fiction pour ados. «Un projet comme j'aurais aimé en lire quand j'étais gamin.»

