Avant-première à l’Ultieme Hallucinatie: vous n’en croirez pas vos yeux
Le resto mythique De Ultieme Hallucinatie rouvre en avant-première pour le festival Banad. Haut lieu nocturne bruxellois, l’endroit est un incroyable témoin de l’Art nouveau signé Paul Hamesse. Son patron raconte son passé comme un roman. Et vous révèle d’où vient son curieux sobriquet flamand.
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Publié le 21-05-2021 à 10h06
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Les dorures Art nouveau se ternissent de la poussière de chantier. Sous les vitraux oranges de l'ancien jardin, les pièces de l'échiquier sont assoupies. Le billard est recouvert. La lumière filtre à peine à travers les carreaux des portes ouvragées béant sur la salle à manger où, dans les années 1900, recevait la famille Cohn-Donnay. Comme les mines sévères des photos d'époque, le mobilier semble figé. Le seul air résonnant dans l'ancien pavillon de musique, c'est celui des perceuses. Ce n'est pourtant pas une hallucination: l'Ultieme Hallucinatie figure bien au programme du dernier week-end du Banad, le Brussels Art nouveau and Art deco festival, les 5 et 6 juin.


Repris en 2018, le mythique restaurant de la rue Royale n'a rouvert que quelques mois avant que le coronavirus ne mette waterzooi et carbonnades, Orval et Westvletteren au frigo. Pas de quoi doucher l'enthousiasme de ses nouveaux propriétaires: ils en profitent pour lancer la restauration en profondeur d'un «bâtiment en perdition, qui a une histoire récente, ancienne et très ancienne», confie Pierre Langlois, l'un de ces investisseurs. Qui se réjouit de dévoiler le lieu aux visiteurs du festival avant de le rouvrir aux gourmets dès le 9 juin.
Des amis n’en revenaient pas que je reprenne l’Ultieme Hallucinatie. Ils ont dû me rappeler que j’y ai enterré ma vie de garçon. Moi, je ne m’en souvenais pas!
L'homme pourrait guider votre visite tant il maîtrise désormais le riche passé de l'adresse bruxelloise. «J'ai toujours eu un intérêt pour le patrimoine». Depuis, il creuse archives administratives et livres d'art pour enrichir ses connaissances sur l'Art nouveau et Paul Hamesse, architecte de l'imposante maison de maître tennoodoise. «Quand j'ai repris l'endroit, j'ai reçu un livre sur l'Art nouveau. Dedans, il y avait la photo d'un tablier de cheminée du salon du premier étage: c'est typique de Hamesse», sourit le passionné accidentel. Qui a lui aussi une histoire avec l'hôtel Cohn-Donnay: «Des amis n'en revenaient pas que je reprenne l'Ultieme Hallucinatie. Ils ont dû me rappeler que j'y ai enterré ma vie de garçon. Moi, je ne m'en souvenais pas!»

1Une rénovation Art nouveau
Le bâtiment est construit en 1841 pour le peintre animalier schaerbeekois Eugène Verboeckhoven. «C'est le premier lien de la maison avec le monde artistique», souligne Pierre Langlois, qui sait apprécier le pédigree de son investissement. «Le fils Verboeckhoven est ainsi un des premiers éditeurs des "Misérables" d'Hugo: j'en ai retrouvé une édition originale en Italie, que j'exposerai dans le restaurant».
Mais la page la plus importante du roman de la bâtisse s'écrit au tournant du siècle. Une famille de riches entrepreneurs en grands magasins achète l'immeuble: les Cohn-Donnay. Ils possèdent des adresses à Rotterdam, Liège et Bruxelles, rue Neuve. Le chic de l'époque, c'est évidemment l'Art nouveau. «Les Cohn-Donnay se tournent vers Paul Hamesse, assistant d'Hankar, décédé peu avant». Hamesse donnera ses lettres de noblesses à l'endroit, lors d'une rénovation en 1904. «Il transforme le balcon de façade en loggia, une de ses signatures». À l'intérieur, c'est «l'intervention totale», leitmotiv de l'Art nouveau. «Portes, clenches, mobilier, échiquier, billard, banquettes, lampadaires, cache-cheminée et cache-radiateur: tout est sur mesure».

Comme tant d'autres, le style géométrique d'Hamesse aurait pu disparaître quand l'Art nouveau devient «l'art nouille». Mais «au milieu des années 10, la maison est rachetée par la famille Bettendorf. Elle y vit 70 ans». Les salons Mackintosh et viennois, la salle à manger ou le jardin d'hiver échappent donc à la destruction. Mais pas à leur récente affectation en… bar à chats, dont témoignent encore quelques trappes dans le bas des portes de l'étage.
2La maison d'une «star» du XIXe

Avant la mutation Art nouveau, la maison du 316 rue Royale a abrité une véritable «star» du XIXe siècle: Marie Pleyel, née Moke. C'est pour elle que le pavillon de musique, dont on aperçoit la toiture sapin au fond de la courette, est construit. «Au milieu du siècle, elle défraye littéralement la chronique», s'amuse le propriétaire sous la coupole de cette annexe coiffée de bois, qui n'abrite plus aujourd'hui que des casiers de trappiste. «Pianiste, elle est fiancée à Hector Berlioz. Mais celui-ci gagne le concours de Rome: il part en résidence à la Villa Medicis. Pendant ce temps-là, la maman de Marie lui glisse que "ce Berlioz n'a pas d'avenir". Et lui conseille d'épouser plutôt Camille Pleyel, fils du compositeur et fabricant de pianos Ignace Joseph Pleyel».
Mais la virtuose ne reste pas mariée longtemps. «Séparée, elle s’installe à Saint-Josse. Elle donne des concerts dans ce pavillon». C’est une figure incontournable de l’époque qui fait tourner les têtes bruxelloises, mais pas seulement. «Nerval, Dumas, Chopin, tous s’en inspirent ou lui dédient des œuvres». Marie Pleyel fonde aussi l’école de piano de Bruxelles, au conservatoire. «Elle reste ici jusqu’à sa mort. Elle est enterrée au cimetière de Laeken».

Dans le pavillon, «dont certains pensent qu’il pourrait avoir été dessiné par Poelaert», la nouvelle direction de l’Ultieme Hallucinatie compte désormais organiser «des événements de prestige, comme des mariages ou des tables rondes». Là aussi, il y a un lien avec le passé: le lieu était «prisé des politiciens, qui aimaient s’y réunir». Pour le décorer, Pierre Langlois recherche un piano Pleyel sur lequel Marie Moke a joué. Pour son resto, ça serait la pièce… ultime.
3Mais au fait: pourquoi l'Ultieme Hallucinatie?
Après Pleyel, la bâtisse voit s'installer des négociants en vin: les Vanden Perre. «Ils avaient besoin d'espace pour stocker les tonneaux achetés en France, ainsi qu'un quai de déchargement accessible aux chevaux». L'arrière de la maison, côté rue de la Poste, est donc doté de sa porte cochère. «Ils font aussi creuser deux niveaux d'entrepôts, sous le jardin». Aujourd'hui, les voûtes de briques du 1er sous-sol attendent leur réfection en salle d'événement. Quant au 2e sous-sol, il héberge… une discothèque. Peu assortie avec le reste du lieu: elle affiche une déco disco eighties.

Ce sont les patrons du resto ouvert en 1982 qui font entrer ce quasi décor de théâtre dans l'histoire récente de la nuit bruxelloise. Ouvert très tard, l'Ultieme Hallucinatie draine fêtards, oiseaux de nuit, people et musiciens qui se produisent à deux pas, au Botanique. Pierre Langlois égrène: «Ici, Karpov et Kasparov ont joué sur l'échiquier. Johnny Hallyday a fêté deux fois son anniversaire. Arno a travaillé en cuisine. Faithless, Bryan Adams, INXS, tous sont passés…»
Mais d'où vient le nom de cette brasserie de nuit qui, avant de retrouver son mur de rocaille, naviguait entre le décor de théâtre et le hangar de la STIB avec ses banquettes de tram en bois? Là encore, Pierre Langlois a la réponse. «C'est un couple de restaurateurs flamands qui l'a ouvert. Ils tenaient une taverne à Louvain, qui marchait du tonnerre. Lui, patron bon teint. Elle, ancienne hôtesse de l'air. Lorsqu'ils sont arrivés pour visiter le bien en vente, celle-ci n'en a pas cru ses yeux en voyant les vitraux. Et elle a dit à son mari: "Dat is hier de ultieme hallucinatie!"»
