Projet dévoilé pour la friche Josaphat : “Ce n’est plus du greenwashing, c’est de la fumisterie”

Les images et l’argumentaire dévoilés par la SAU et le consortium Eiffage/Axa pour l’urbanisation de la friche Josaphat font fulminer les défenseurs de l’espace vert sauvage. Que valent les arguments utilisés ? On tente d’y voir clair avec Thomas Jean, naturaliste bruxellois habitué des promenades dans les graminées schaerbeekoises.

Projections d'architectes diffusées lors de la présentation du projet d'urbanisation de la Friche Josaphat à Schaerbeek.
Promoteurs et autorités promettent de planter des espèces indigènes sauvage et de décupler les zones humides sur la friche Josaphat. Pas de quoi rassurer les opposants. ©Eiffage/AXA/SAU

Le projet de lotissement de la friche Josaphat, éminemment polémique, a été dévoilé par la Société d’Aménagement Urbain (SAU) et le consortium désigné Eiffage/Axa ce 6 avril 2023. L’ambition : construire 509 logements au sud du terrain de l’ancienne gare de triage à Schaerbeek. Ce projet a été présenté comme “un parc habité”. Développeurs comme autorités promettent de maintenir un “bioparc” au nord et une bande de “réserve naturelle” au sud. Lors de cette présentation, les engagements en faveur de la biodiversité et du climat ont été multipliés. Chose assez peu commune dans le tour des prises de paroles lors de présentation de tels projets immobiliers, c’est un paysagiste, et non un architecte, qui a été invité le premier au micro. Clément Willemin, du bureau Wald, a assuré que la biodiversité “changerait” mais “s’enrichirait” grâce aux interventions prévues. Parmi lesquelles des plantations d’arbres et de fruitiers, l’instauration de zones humides et des végétations afférentes ou encore un éclairage nocturne adapté au sauvage.

Du côté des défenseurs de la friche, on reste à tout le moins circonspect. C’est notamment le cas du collectif Sauvons la Friche Josaphat qui décrit le consortium nominé comme “le fossoyeur de la friche” et souligne “la jolie litote du paysagiste”. Pour tenter d’y voir clair, on décrypte quelques éléments de discours avec Thomas Jean, naturaliste amateur habitué à arpenter les dernières zones sauvages de Bruxelles avec son appareil photo.

Le Bruxellois Thomas Jean, youtubeur de La Minute Sauvage, prône une cohabitation entre les espèces sauvages et l'humain. Jusque dans les villes où selon lui, l'absence de peur de certains animaux n'a rien d'anormal.
Le Bruxellois Thomas Jean, youtubeur de La Minute Sauvage, estime que l'argumentaire déployé par les tenants du projet d'urbanisation de la friche Josaphat relève de "la fumisterie". ©EdA - Julien Rensonnet

Thomas Jean, autorités, promoteurs et architectes parlent d’un projet “équilibré”. Qu’en penser ?

C’est le terme utilisé au départ par la SAU, le Gouvernement bruxellois et les membres du PS pour mettre en avant la mixité de logements. Je note qu’ils prévoient 135 logements sociaux sur la friche alors que 55.000 familles sont en attente à Bruxelles. Je note surtout que l’expression glisse aujourd’hui pour laisser croire à un équilibre entre humain et nature, ce qui est totalement faux.

guillement

C'est vrai, c'est la nature de la friche. Son sol est pauvre. Ce qui ne veut pas dire inintéressant. Car c'est justement ça qui rend sa biodiversité aussi riche et particulière.

Le paysagiste Clément Willemin, du bureau Wald, parle d’un milieu naturel “pauvre” : un ancien site industriel, des rails, recouverts de sable.

Cette photo aérienne montre bien les deux milieux observés sur la friche. En haut, plus foncée, la zone qui sera construite et qui concentre les plantes à fleurs prisées des abeilles. Plus bas, la zone qui devrait rester inviolée, au profil végétal fait de graminées dont sont friands oiseaux et micromammifères.
Cette photo aérienne montre bien les deux milieux observés sur la friche. En haut, plus foncée, la zone qui sera construite et qui concentre les plantes à fleurs prisées des abeilles. Plus bas, la zone qui devrait rester inviolée, au profil végétal fait de graminées dont sont friands oiseaux et micromammifères. ©Eric Herchaft Reporters

C’est vrai, c’est la nature de la friche. Son sol est pauvre. Ce qui ne veut pas dire inintéressant. Car c’est justement ça qui rend sa biodiversité aussi riche et particulière. C’est le premier stade d’un milieu dénué de toute forme de gestion humaine. Des essences végétales dites “pionnières” s’y installent : c’est le début de l’enrichissement. Des fleurs, des graminées. Ensuite, sur un temps long, des années, des siècles, des millénaires, viendront des arbres, l’humus va s’enrichir, on verra arriver la forêt. Aucun autre endroit à Bruxelles ne présente cette typologie excepté la friche sur la gare de triage voisine de Schaerbeek-Formation. Là, on est encore plus tôt dans le processus. Le sol est noir, garde la chaleur, attire des espèces méditerranéennes thermophiles.

Justement, les auteurs du projet mettent en avant l’absence d’arbres. La friche serait “très chaude”. D’où l’intérêt des plantations prévues pour fabriquer “des îlots de fraîcheur” dont on sait la ville dépourvue.

La richesse biologique de la friche vient en fait de ce statut de zone “ouverte” très peu ombragée. Par définition, elle est exposée aux rayons du soleil. Ainsi, les espèces les plus spécifiques de la friche sont ces espèces “héliophiles” qui dépendent de l’exposition au soleil. Bâtir ou planter annihilera complètement cette spécificité et affaiblira la biodiversité.

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C'est comme si on disait que les Hautes Fagnes sont un îlot de chaleur: en plus d’être faux, c’est littéralement absurde. On nous ment littéralement.

La carte des “îlots de chaleurs” (ci-dessous) de Bruxelles Environnement est brandie comme argument pour arborer la zone. Valable ?

La friche Josaphat est ici en orange sur la carte des d îlots de chaleur de Bruxelles Environnement.
La friche Josaphat est ici en orange sur la carte des d îlots de chaleur de Bruxelles Environnement. ©Bruxelles Environnement

Prétendre que la friche est un îlot de chaleur, c’est strictement faux. Cette carte ne tient pas compte des températures réelles mais de modèles. On ne peut pas utiliser ce document comme vérité absolue. Au-delà, de ça, on ne parle pas “d’îlot de chaleur” mais bien “d’îlot de chaleur urbain” (ICU), qui mesure les élévations de températures générées par l’artificialisation des sols et la concentration de l’activité humaine. C’est donc bien la construction du nouveau projet immobilier qui pourrait muer la friche Josaphat en îlot de chaleur urbain. C’est comme si on disait que les Hautes Fagnes sont un îlot de chaleur : en plus d’être faux, c’est littéralement absurde. On nous ment littéralement.

Les auteurs du projet estiment que la faune présente sur la partie sud passera au nord, dans le “bioparc” maintenu…

Dès le premier coup de pelleteuse, les espèces qui peuvent se déplacer vont déguerpir. Les oiseaux évidemment, les renards, les rats, les fouines, certains insectes. Les migrateurs ne mettront plus une patte sur la friche. D’autres, insectes ou micromammifères, vont creuser le sol pour se mettre à l’abri. Pour eux, c’est la fin. Les larves microscopiques seront noyées dans le béton.

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Les migrateurs ne mettront plus une patte sur la friche. Insectes ou micromammifères vont creuser le sol pour se mettre à l'abri. Pour eux, c'est la fin. Les larves microscopiques seront noyées dans le béton.

L’idée même de ce bioparc est-elle tenable ?

Projections d'architectes diffusées lors de la présentation du projet d'urbanisation de la Friche Josaphat à Schaerbeek.
Voici l'emprise du projet sur la friche. Le nord doit rester nu. ©Eiffage/AXA/SAU

Sanctuariser la friche, l’interdire à l’humain, dans ce contexte où on manque d’espaces verts, c’est une mauvaise idée. Qui va à l’encontre des propositions de plan B du collectif “Sauvons la Friche”. D’abord, comment surveiller que la frontière est respectée sans installer des grillages et des caméras ? Ensuite, c’est le signal qu’on peut faire ce qu’on veut tout autour. Il y aura d’office des dépôts clandestins. Il faut préférer une vision pédagogique du site avec des caillebotis, comme dans les fagnes et la possibilité pour les Bruxellois de s’y ressourcer.

Le paysagiste mandaté Clément Willemin assure que “la biodiversité va changer” et “à terme s’enrichir” : vrai ?

Une biodiversité “différente”, ça n’existe pas. La biodiversité est soit pauvre, soit moyenne, soit riche. On peut comparer ça au volume sonore d’un poste radio. Prétendre des trucs pareils publiquement, c’est hallucinant.

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La quantité d’eau présente sur le site est déjà énorme. Elle ne pourra être égalée avec le nouveau projet et les petites "mares" prévues.

La biodiversité ne va pas “changer” ?

Non, elle va être détruite. Ce qui va se produire, c’est que les essences végétales vont être piétinées et mourir. Qu’on ne prétende pas qu’elles vont être récupérées et replantées. Quand un arbre tombe dans une forêt, il crée une zone ouverte et le milieu naturel change en effet. Ce n’est pas ce qu’on fera ici : quand on coule du béton sur un sol vivant, le milieu naturel ne change pas, il meurt.

La perméabilité de la friche Josaphat permet déjà la formation de zone humide. Selon Thomas Jean, la construction ne pourra égaler ce niveau d'humidité.
La perméabilité de la friche Josaphat permet déjà la formation de zone humide. Selon Thomas Jean, la construction ne pourra égaler ce niveau d'humidité. ©Sauvons la Friche Josaphat/ Benoit De Boeck

Mais les promoteurs promettent de “décupler” la superficie des “zones humides”.

Aujourd’hui, le terrain est perméable et emmagasine une quantité impressionnante d’eau de pluie en souterrain comme en surface. D’où les petites mares temporaires. La quantité d’eau présente sur le site est déjà énorme et ne pourra être égalée avec le nouveau projet et les petites “mares” prévues. De plus, ces plans d’eau sont entourés de matériaux artificiels de type béton. C’est ce qu’on comprend sur les illustrations révélées. Exit donc les berges naturelles ou semi-naturelles qui jouent un rôle primordial dans l’apparition d’espèces aquatiques.

Et si on plante herbes, plantes et fleurs comme promis ?

L'anthidie sept-épines, une espèce uniquement présente à Josaphat.
L'anthidie sept-épines, une espèce uniquement présente à Josaphat. ©BELGAIMAGE

On en revient à la définition actuelle de la flore à Josaphat. En construisant au sud de la friche, le projet balayera les plantes à fleurs héliophiles. Ce sont elles qui attirent les coléoptères, sauterelles et les 127 espèces d’abeilles sauvages répertoriées dont 4 observées nulle part ailleurs à Bruxelles et 1 nulle part ailleurs en Belgique. La zone sanctuarisée au nord n’a pas le même profil puisqu’elle est couverte de graminées, plantes à graines qui attirent davantage les micromammifères et les oiseaux. Les insectes hyménoptères, les pollinisateurs principaux que sont les abeilles, ne trouveront pas de réponse à leurs besoins sur cette zone nord.

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La construction va favoriser la présence d’espèces plus communes et adaptatives: le pigeon, le rat, la corneille, la fouine le renard.

Puisque le projet prévoit de maintenir 67 % d’espaces verts perméables à l’inauguration, ne peut-on tout de même pas espérer de nouvelles espèces comme le prédit le paysagiste mandaté par Eiffage/Axa et la SAU ?

Effectivement, pour une fois il a raison. Mais pas au sens où il l’entend. La construction va favoriser la présence d’espèces plus communes et disposant de grandes capacités d’adaptation telles que le pigeon, le rat, la corneille, la fouine ou encore le renard. Et encore, pour ce dernier, les couples qui sont installés actuellement sur la friche y sont présents pour sa tranquillité. Avec l’apparition de l’activité humaine et d’un chantier de construction, il est fort probable qu’ils prennent la fuite.

Au vu de ces arguments, que penser de l’affirmation selon laquelle “la biodiversité va s’enrichir” ?

Il est littéralement impossible que la biodiversité du site augmente avec le nouveau projet proposé : c’est tout l’inverse qui va se produire. Comment voulez-vous qu’une zone verte qui est reconnue par Bruxelles Environnement comme étant une zone à très haute valeur biologique (carte ci-dessous), soit le niveau d’évaluation biologique le plus haut dans la grille d’évaluation, devienne encore supérieur en lançant un projet immobilier dessus ? Ça n’a littéralement aucun sens. Tout cet argumentaire, ce n’est même plus du greenwashing : c’est de la fumisterie.

La carte bruxelloise d'évaluation biologique montre que l'emplacement loti sur la friche Josaphat se situe bel et bien dans les plus hautes valeurs.
Sur cette carte de Bruxelles Environnement, la friche est en vert foncé soit le niveau le plus élevé de biodiversité relevé dans la capitale. Le parc Josaphat est en vert clair. Les quartiers habités en gris. ©geodata.environnement.brussels
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