En 1976, Bruxelles a eu son #MeToo : 3 militantes se souviennent du Tribunal International des Crimes contre les Femmes et ses 2.000 participantes

En 1976, 2.000 femmes de plus de 40 pays se rassemblent à Bruxelles pour le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Viol, violence économique, inceste, lesbophobie… : l’événement dénonce oppressions et crimes qui restent affreusement d’actualité en 2023. À Schaerbeek, une expo retrace cette grande date du féminisme, pourtant tombée dans l’oubli. Rencontre avec des participantes de l’époque.

En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76 et ont répondu à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff.
En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Les Bruxelloises Anne Tonglet et Nicole Van de Ven ont participé à l'événement de 76. ©EdA - Julien Rensonnet

En 1974, Anne Tonglet et Araceli Castellano sont victimes d’un viol à Marseille. L’affaire, retentissante, aboutit en 1978 au procès d’Aix-en-Provence, date phare dans la lutte féministe. Le couple est défendu par la célèbre avocate Gisèle Halimi. Les trois hommes coupables seront condamnés à 6 et 4 ans de prison. Conséquence : en 1980, le droit français est modifié. Le viol y devient un crime puni de 15 ans de réclusion.

Avant même les débats dans le Midi, le couple témoigne… à Bruxelles. En 1976 s’y tient en effet le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Cet événement, tombé dans l’oubli, réunit alors 2.000 femmes de 40 pays au Palais des Congrès. Il invite les femmes à témoigner des violences et crimes subis parce qu’elles sont femmes. “Ces crimes sont réunis selon divers thèmes”, détaille Milène Le Goff, historienne et organisatrice d’un colloque et d’une expo autour du Tribunal (lire ci-dessous). “Les crimes sexuels, les crimes médicaux et reproductifs, les violences 'légalisées par la loi' dans le cadre familial et enfin les violences politiques et économiques”, développe la chercheuse. Pour qui 1976 peut s’entendre comme précurseur du mouvement #MeToo.

En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76 et ont répondu à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff.
Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76. 47 ans après, elles répondent à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff. ©EdA - Julien Rensonnet
En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76 et ont répondu à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff.
Anne Tonglet. ©EdA - Julien Rensonnet
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C'est la première fois que je voyais autant de lesbiennes à la fois. Car ça restait un délit à l'époque, une maladie aussi. J'en reste toujours très émue.

En 2023, Anne Tonglet se souvient bien de l’impact de ce rassemblement inédit. “C’est un projet fabuleux. En émanait une énergie extraordinaire. C’est le début des remises en question des lois patriarcales. Devant ces 2.000 femmes, j’ai témoigné de notre cas, un viol lesbophobe en représailles parce que nous n’étions pas 'disponibles'. Et c’est grâce à ce tribunal que tout s’est déclenché”, assure celle qui se définit comme “féministe lesbienne radicale” et qui, toute une vie, n’a cessé de “dénoncer tout le système patriarcal mondial”. Lorsqu’elle témoigne, Anne Tonglet déclenche un mouvement inédit. Qui reste son meilleur souvenir du Tribunal. “50 lesbiennes se sont levées et on rejoint la tribune. C’est la première fois que je voyais autant de lesbiennes à la fois. Car ça restait un délit à l’époque, une maladie aussi. J’en reste toujours très émue”.

De Beauvoir et coming out

Ce Tribunal de 1976 est organisé par un comité de 8 femmes. C’est la figure féministe sud-africaine Diana Russell qui en est à l’initiative. Elle y définit d’ailleurs pour la première fois le terme “féminicide”. On y retrouve aussi la Bruxelloise Nicole Van de Ven. “Journaliste, je rentrais de 13 ans d’absence au Moyen-Orient”, se souvient celle-ci. “Je n’avais plus beaucoup de contact en Belgique mais j’ai intégré la Women Overseas for Equality (WOE) qui rassemblait à Bruxelles de nombreuses nationalités. Dès 1975, je suis tombé dans les prémisses du tribunal comme dans la potion magique : je suis traductrice, rédactrice, coursière. C’est un maelstrom d’activités, c’est exaltant, positif, une énergie phénoménale”. Parmi les hauts faits de Nicole Van De Ven, la lecture de la lettre d’ouverture rédigée par Simone De Beauvoir et la corédaction du livre consignant le Tribunal, avec Diana Russell. Plus personnellement, la “sortie” des lesbiennes a aussi “déclenché” son coming out.

En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76 et ont répondu à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff.
Sur cette photo, Nicole Van de Ven est à l'extrême droite, à côté de Diana Russell. Les accompagnent Erica Fischer (à gauche) et la féministe belge Lily Boeykens (2e à gauche). (Photo ZumaPress - Coll. Agefotostock Spain) ©EdA - Julien Rensonnet
En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76 et ont répondu à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff.
Toby Gemperle Gilbert. ©EdA - Julien Rensonnet
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En 1975, nous avons ouvert chez moi la première ligne téléphonique de France pour les femmes victimes de violence. Nous avons été submergées. Françoise Giroud, alors Secrétaire d'état à la Condition féminine, disait pourtant que le phénomène n'existait pas en France.

En 1976, Toby Gemperle Gilbert débarque de France avec la peintre Vicky Colombet. "On vivait ensemble à 3, avec mon mari. Déjà, on nous regardait..." Le trio est à l’origine de SOS Femmes. “En 1975, nous avons ouvert chez moi la première ligne téléphonique de France pour les femmes victimes de violence. Nous avons été submergées. Françoise Giroud, alors Secrétaire d’État à la Condition féminine, disait pourtant que le phénomène n’existait pas en France”. L’initiative est relayée par la presse et connaît le succès. “Simone De Beauvoir voulait que je lise à Bruxelles un article sur la prostitution et le féminisme. Mais avec Vicky, nous préférions laisser la parole aux 'sans-voix'”, se remémore la traductrice et femme de lettres, qui a traduit Virginia Woolf, Katherine Mansfield ou James Joyce et a travaillé au cinéma pour Jean-Luc Godard et Chantal Ackerman. La native de San Francisco est revenue à Bruxelles en 2023 pour “saisir une deuxième chance de lire cet article”.

Menaces

Sans moyen, le tribunal ne pourra se reproduire. “Subsidier des féministes qui se réunissent, c’est pas évident”, sourit Anne Tonglet. Relayée par Nicole Van de Ven : “Chacune des cellules internationales devait trouver les moyens financiers. Pour venir du Japon, des États-Unis ou d’Afrique du Sud”. Anne Tonglet évoque aussi les dangers : “Certaines risquaient d’être tuées dans leurs pays, ou de subir l’excision”, souligne la féministe. “Nous-mêmes, suite au viol de Marseille, on regardait chaque plaque française avec crainte. On avait peur des représailles”.

En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76 et ont répondu à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff.
Nicole Van de Ven. ©EdA - Julien Rensonnet
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C'est évident, les hommes sont les pires. Même les plus gentils, les plus doux, ils ne font rien pour soutenir les revendications féministes.

En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76 et ont répondu à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff.
Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont partagé leurs souvenirs de 76 lors d'un colloque. ©EdA - Julien Rensonnet

Inceste, plafond de verre, inégalité salariale, violences intrafamiliales, lesbophobie, 2e journée… Près de 50 ans plus tard, on ne peut pas dire que violences sexistes et inégalités de genre ont disparu. “Les femmes restent sous-payées et c’est un scandale”, tonne Tonglet. “Le mariage, ça ne signifie pas qu’une femme est une bonne ou une pute : il faut éduquer les hommes, ils doivent prendre leur part dans ces tâches chiantes qui ne donnent aucune importance”. Convaincue par le paléontologue Pascal Picq que “le mâle humain est l’animal le plus violent avec sa femelle”, la militante assure que cette violence est “culturelle”. Van de Ven est du même avis : “C’est évident, les hommes sont les pires. Même les plus gentils, les plus doux, ils ne font rien pour soutenir les revendications féministes”. Et les précurseuses d’alerter : “On le voit en Iran, en Russie, avec le climat : on est à un tournant de l’humanité. On garde l’espoir en les femmes et en leur résistance. Mais les hommes doivent se bouger !”

En 1976, le Tribunal organise une marche nocturne pour que les femmes se réapproprient la nuit. À Bruxelles, le mouvement #BalanceTonBar montre 5 décennies plus tard que rien n’est jamais gagné. Du découragement ? “Pourquoi ne pouvons-nous pas circuler ? Flâner ? Boire un verre ? C’est aux hommes qu’il faut poser la question”, raille Anne Tonglet. “Pourquoi un homme demande-t-il à 10 femmes attablées si elles sont seules ? Non ! On n’est pas seules !”

+ Expo “Le Tribunal International des Crimes contre les Femmes”, jusqu’au 16 mars 2023 au Citizen Corner, Rue Godefroid Devreese 34, 1030 Scharbeek. Tous les jours de 10 à 19h. Visites guidées sur inscription à 10h30, 14h30, 16h30 et 18h.

guillement

Le mariage, ça ne signifie pas qu'une femme est une bonne ou une pute: il faut éduquer les hommes, ils doivent prendre leur part dans ces tâches chiantes qui ne donnent aucune importance.


”Si vous n’avez jamais entendu parler du Tribunal, vous êtes représentatif de l’ensemble de la population”

En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76 et ont répondu à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff.
Milène Le Goff a réuni de nombreux documents pour vulgariser le Tribunal de 76 dans une expo inédite qui va aussi voyager à l'étranger. ©EdA - Julien Rensonnet

Milène Le Goff, vous êtes historienne et coordinatrice de projets à l’Université des Femmes. Pourquoi le Tribunal International des Crimes contre les Femmes de 1976 est-il si peu connu ?

Si vous n’en avez jamais entendu parler, vous êtes représentatif de l’ensemble de la population. L’événement est complètement tombé dans l’oubli des citoyens, mais aussi des associations.

Pourquoi ?

En 1966, le tribunal Russell-Sartre dénonçant la politique des USA au Vietnam est extrêmement médiatisé. Le Tribunal s’en inspire. Mais choisit la non-mixité, y compris pour les journalistes. L’idée est de donner la primauté aux journalistes femmes. En résultent deux tons du récit relatant l’événement : le premier évoque sa grandeur et les émotions nobles qu’il suscite, le second est très critique. Car la parole des femmes n’est pas prise avec le même sérieux que celle des hommes. C’est toujours le cas aujourd’hui.

Il y a des archives ?

Très peu et dormantes. Un seul ouvrage a été publié, celui de Nicole Van de Ven et Diana Russell, qui compile les 103 témoignages de 43 pays. Les sources sont éparses, des tracts, des articles, des photos et films, de l’audio, répartis dans une trentaine de pays. C’est pour pallier ce manque que je rédige un ouvrage sur le traitement sociohistorique de l’événement.

En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76 et ont répondu à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff.
Un courrier de Simone De Beauvoir à Nicole Van de Ven. La Bruxelloise a aussi rédigé le livre regroupant les témoignages du Tribunal. Un livre qui n'est pas disponible en français... ©EdA - Julien Rensonnet
guillement

Le plus marquant dans l'expo, c'est de constater que l'ensemble des crimes dénoncés aujourd'hui sont déjà dénoncés en 1976.

Pourquoi le Tribunal se tient-il à Bruxelles ?

Ce n’est pas symbolique mais pour sa facilité d’accès international.

Quel était l’objectif ?

Visibiliser les crimes que les femmes subissaient : incestes, inégalités économiques, viols, viols conjugaux. Ensuite, réunir des femmes autour d’objectifs communs, repenser la solidarité internationale autour des droits des femmes et des minorités.

L’expo que vous montez tend à montrer qu’entre 1976 et 2023, la situation des droits des femmes n’a pas spectaculairement évolué.

Le plus marquant dans l’expo, c’est de constater que l’ensemble des crimes dénoncés aujourd’hui sont déjà dénoncés en 1976. Quand on lit les témoignages de l’époque, impossible de les distinguer de faits qui pourraient se produire en 2023.

En 1976, une marche aux flambeaux revendique un espace public nocturne davantage ouvert aux femmes. En 2021, Balance ton Bar revendique la même chose.

Les revendications des féministes restent les mêmes, les modalités d’action aussi, et les réponses politiques ne changent pas. L’inaction politique est la règle face aux dizaines de crimes sexistes commis. Depuis MeToo, qu’est-ce qui a changé ?

On a l’impression d’un éternel recommencement.

Les archives montrent qu’en 76, les participantes croyaient au grand moment. Mais finalement, rien n’est joué. La lutte continue, les acquis sont instables, les reculs se font sentir. On le voit aujourd’hui avec l’avortement ou la contraception.

En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76 et ont répondu à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff.
Milène Le Goff. ©EdA - Julien Rensonnet
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Le Tribunal aurait pu se répéter, mais les moyens financiers manquaient. D'ailleurs, aujourd'hui encore, les féministes ont des solutions, mais pas l'argent.

Le Tribunal a-t-il des suites ?

Le Tribunal est né en critique de l’année 1975 que l’ONU a déclarée “Année Internationale de la Femme”. Les féministes de l’époque n’étaient pas conviées et parlaient d’instrumentalisation. Le Tribunal a donc lancé un mouvement, une conscientisation. Des cellules se sont fédérées. Un réseau international féministe est né. Si les premiers refuges datent de 75, ils se sont multipliés après 76. Le Tribunal aurait pu se répéter, mais les moyens financiers manquaient. D’ailleurs, aujourd’hui encore, les féministes ont des solutions, mais pas l’argent.

En 1976, Bruxelles accueille le Tribunal International des Crimes contre les Femmes. Une expo à Schaerbeek retrace cet événement méconnu. Anne Tonglet, Nicole Van de Ven et Toby Gemperle Gilbert ont participé à l'événement de 76 et ont répondu à l'invitation de l'organisatrice de l'expo et du colloque Milène Le Goff.
Les journaliste masculins n'étaient pas admis au Tribunal. Où des témoins sont venus du Japon, d'Australie ou d'Amérique du Nord. ©EdA - Julien Rensonnet

Des personnalités en vue sont-elles venues ?

De Beauvoir n’a pas pu mais a écrit le discours d’ouverture lu par Nicole Van de Ven. La poétesse américaine Pat Parker a témoigné du meurtre de sa sœur par son mari. On peut encore citer l’actrice Delphine Seyrig. Je pense que Benoîte Groult en était aussi.

Pourquoi l’expo et le colloque ?

Parce qu’on approche les 50 ans, qu’il faut valoriser les luttes et se rappeler que si on fait front ensemble, on peut créer des dynamiques et solidarités internationales. C’est d’autant plus important dans cette période de troubles géopolitiques.

Vous avez des motifs d’espoir ?

À Bruxelles, je pense que le mouvement #BalanceTonBar a donné la visibilité à la question des femmes et minorités dans les espaces festifs. Il y a une réponse politique, même si c’est jamais assez. Je pense aussi qu’avec le CPVS, le Centre de Prise en Charge des Violences Sexuelles, la Belgique dispose d’un dispositif exceptionnel.

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