Incroyable : Aux Trois Rois, le plus vieux café de Schaerbeek, ressuscite dans son jus en version pop-up (vidéo)

Pénétrer dans cet estaminet, c’est remonter le temps jusqu’à l’époque de Pogge. L’idée en revient à Philippe Debroe, expert du patrimoine de la Cité des Ânes et passionné par le vieux Bruxelles des “bruin cafés”.

Julien Rensonnet
Mathieu Golinvaux

Le blanc du papier peint n’est qu’un lointain souvenir. Le jaune “cigarette” entoure les assiettes en étain, les émaux aux logos de bières disparues et les trophées de colombophilie. Au-dessus des banquettes de bois vert sapin sourient des joueurs de billard, moustachus sponsorisés par un magasin de sanitaire. Le cadre est auréolé de dictons sexistes et de souvenirs de porcelaine ramenés de Bernissart. Dans un coin, les prix s’affichent encore en francs : 45 pour la gueuze, 50 pour la Ciney, 55 pour la Zulte. Et 3 francs pour un supplément sirop. De l’autre côté, le lambris soutient de petits casiers d’épargne où le client peut glisser sa cagnotte, histoire d’être certain… de ne pas la boire. “J’y ai retrouvé des préservatifs”, se marre Philippe Debroe.

Reconstitution du café "Aux Trois Rois", le plus vieil estaminet de Schaerbeek dont le dernier propriétaire Julo, Jules Van Geel affectionnait le personnage de Pogge, symbole de Schaerbeek.

Philippe Debroe pour les “Amies de Pogge”
Philippe Debroe a refondé "Les Amis de Pogge", association tombée dans l'oubli à la destruction du café Aux Trois Rois. Et lui a donné un coup de jeune, notamment via l'annuel festival patrimonial Alles es Just. ©Mathieu Golinvaux

Si tout semble authentique, Aux Trois Rois n’est plus qu’un décor. Le caberdouche vient d’être remonté au Citizen Corner, occupation temporaire citoyenne d’un ancien centre de tri postal vide depuis 10 ans, rue Godefroid Devreese, qui alimentait le bureau de poste de l’avenue Rogier. “Les murs jaunis par la fumée, les banquettes, les cloisons : tout a été reconstitué sur 12 panneaux mobiles”. Philippe Debroe est membre des Amis de Pogge. Il est surtout fondu de patrimoine bruxellois. Cet activiste a tout tenté pour sauver les murs du plus vieux café de Schaerbeek, ouvert depuis 1722. Une vraie saga qui se termine sur une démolition. “Julo est le dernier exploitant. En 1967, il reprend le café au 371 chaussée d’Haecht. Il l’exploite jusqu’en 95. Le quartier change, décline. D’autres commerces s’implantent. Son fils Pierre, le plus à même de reprendre, décède malheureusement du sida. Julo, de son vrai nom Jules Van Geele, le transforme en petit musée et continue à y vivre”. Le tenancier est en effet président des Amis de Pogge (lire ci-dessous) dont le QG est sis aux Trois Rois.

Reconstitution du café "Aux Trois Rois", le plus vieil estaminet de Schaerbeek dont le dernier propriétaire Julo, Jules Van Geel affectionnait le personnage de Pogge, symbole de Schaerbeek.

Philippe Debroe pour les “Amies de Pogge”
Julo, dernier tenancier du bistrot "Aux Trois Rois". ©Mathieu Golinvaux
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Julo est le dernier exploitant. En 1967, il reprend le café au 371 chaussée d'Haecht. Il l'exploite jusqu'en 95. Le quartier change, décline. D'autres commerces s'implantent.

C’est à ce moment que Philippe Debroe intervient. Il découvre le café en 2011. Et ne s’en remet jamais. “Je trouve ça génial ! J’y fête mes 40 ans avec un pote. Je voulais une belle photo pour illustrer l’invitation. Julo m’ouvre ses albums”. Un trésor de petit patrimoine. “Jusque dans les années 80, 20 associations se réunissaient aux Trois Rois : colombophiles, majorettes, anciens combattants, billard, véloclub… Les partis politiques aussi, qui venaient boire une petite bière. J’ai tout scanné”. En résulte un petit fascicule sur l’histoire de Pogge. Dès 2012, Philippe Debroe monte aussi le festival Alles es Just ! (lire ci-dessous), dédié à ce patrimoine. “Deux éditions ont lieu aux Trois Rois en 2013 et 14, mais Julo tombe malade en 2015 et meurt en 2016”. C’est là que le brol qui prend la poussière et les vapeurs de bière chaussée de Haecht se voit menacé. “Ses enfants tournent la page. Vendent. Jettent”.

Le café "Aux Trois Rois" reconstitué à Schaerbeek.
Sur les murs, des clichés du club de billard et des assiettes ramenées de Bernissart. ©EdA - Mathieu Golinvaux

Les Trois Rois perdent leur trône

Philippe Debroe ne l’entend pas de cette oreille. “Le café est dans le périmètre du contrat de quartier durable Pogge”. On sent arriver l’ironie. “Je vais voir le Bourgmestre Clerfayt. L’échevin du folklore Étienne Noël. Mes demandes de classement n’aboutissent pas. La Commune propose de racheter le lieu, mais pour une somme ridicule. Les politiques ratent complètement le coche. C’est lamentable”. Les Trois Rois perdent leur trône. “Désormais, c’est un showroom pour chaudières”.

Reconstitution du café "Aux Trois Rois", le plus vieil estaminet de Schaerbeek dont le dernier propriétaire Julo, Jules Van Geel affectionnait le personnage de Pogge, symbole de Schaerbeek.

Philippe Debroe pour les “Amies de Pogge”
Philippe Debroe a tenté de sauver les murs du troquet. Il a mobilisé les politiques. Sans succès. ©Mathieu Golinvaux
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J'espère un accord avec la Commune pour lui trouver un espace définitif. L'idéal, ça serait le Musée de la Bière. Je ferais un don. On ne peut pas refuser une œuvre d'art comme ça, si?!

Le café Aux Trois Rois lorsqu'il était toujours logé en ses murs de la chaussée de Haecht, à Schaerbeek. Sur la façade, des émaux brassicoles aux couleurs des associations et clubs locaux.
Le café Aux Trois Rois lorsqu'il était toujours logé en ses murs de la chaussée de Haecht, à Schaerbeek. Sur la façade, des émaux brassicoles aux couleurs des associations et clubs locaux. ©Sputnik

Mais l’archiviste amateur a le nez creux. Et deux jours avant la vente, il entre une dernière fois aux Trois Rois. “Je mesure tout. Sur du papier millimétré, à l’ancienne, je reporte ces mesures. Je prends des échantillons du papier peint, de la banquette. Je rachète tout le mobilier, les verres et la déco pour 1500 €. Y compris la collection de 1500 45 tours des années 70 à 90”. Nous sommes en août 2016. “Deux mois plus tard, j’avais le café dans cette version pop-up”. Philippe Debroe se tourne en effet vers les scénographes de Wing Nuts Decor. Depuis lors, Aux Trois Rois se déploie chaque année, jusqu’ici dans 7 lieux différents : centre culturel à Haren pour le festival du chicon, ancien cinéma… Et désormais cet ancien centre de tri, pour 6 mois minimum. “Je préfère ça que de le stocker dans mon atelier”, sourit le sauveur. “J’espère un accord avec la Commune de Schaerbeek pour lui trouver un espace définitif. L’idéal, ça serait le Musée de la Bière. Je ferais un don. On ne peut pas refuser une œuvre d’art comme ça, si ? !”

Ah, au fait : pourquoi Les Trois Rois ? Un rapport avec le regard sévère que les deux premiers Léopold et Albert Ier posent sur le comptoir ? “Peut-être. Mais ça peut aussi venir du fait que Schaerbeek comptait beaucoup d’estaminets aux noms religieux”. Amen.

Le café "Aux Trois Rois" reconstitué à Schaerbeek.
Le tarif est encore affiché en francs belges. Des francs, le casier d'épargne n'en contenait plus, mais gardait des préservatifs en souvenir de son ancien lieu. ©EdA - Mathieu Golinvaux

Pogge, l’arbitre des discussions de comptoir

Un des attraits principaux des Trois Rois, c’est son lien quasi génétique avec Pogge. Ce personnage du folklore populaire schaerbeekois, qui a même une place à son nom, a vraiment habité la Cité des Ânes. Et fréquenté assidûment ses cafés. “Pierre De Cruyer nait en 1821 à Ternat, dans le Pajottenland”, relate Philippe Debroe, qu’on pourrait qualifier de biographe de l’homme au sarrau. “Il monte à la capitale et s’y marie avec Anne-Catherine, rencontrée au marché annuel de Diegem. Le couple emménage sur l’actuelle place Pogge. Pierre enchaîne les boulots : commis de ferme, employé à l’usine de gaz de Schaerbeek…”

Le gaillard prend ses habitudes dans les buvettes du coin. “Il se mêle des disputes et trouve toujours un moyen pour les apaiser… en donnant raison à tout le monde”. On raconte qu’il concluait les débats d’un mouvement de bras et cette interjection devenue célèbre : “Alles es just !” De quoi en faire une vedette. “En 1875, Pogge est tellement connu que les commerçants du quartier l’érigent en mascotte”. Ce que le gaillard, grand par la gouaille, est petit par la taille : 1,57 des sabots à la casquette. “D’où ce surnom de Pogge, venant de poechenelle, polichinelle, marionnette. Il paraît même que les gamins du quartier lui couraient après pour lui toucher la tête”. Les marchands créent les Poggevrienden. “Sa femme meurt avant lui. Il devient plus alcoolo encore. Il meurt comme un misérable dans un hospice de la rue Haute. Il n’a même pas de tombe”.

Reconstitution du café "Aux Trois Rois", le plus vieil estaminet de Schaerbeek dont le dernier propriétaire Julo, Jules Van Geel affectionnait le personnage de Pogge, symbole de Schaerbeek.

Philippe Debroe pour les “Amies de Pogge”
Les Amis de Pogge, à la fameuse casquette de maraîcher, sont désormais nomades et se réunissent lors des reconstitutions des Trois Rois. ©Mathieu Golinvaux
Reconstitution du café "Aux Trois Rois", le plus vieil estaminet de Schaerbeek dont le dernier propriétaire Julo, Jules Van Geel affectionnait le personnage de Pogge, symbole de Schaerbeek.

Philippe Debroe pour les “Amies de Pogge”
Des reliques du carnaval de Schaerbeek sont conservées aux Trois Rois. ©Mathieu Golinvaux
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Pogge se mêle des disputes et trouve toujours un moyen pour les apaiser… en donnant raison à tout le monde. Il concluait les débats d’un mouvement de bras et cette interjection: “Alles es just!

Les Poggevrienden, eux, commémorent sa mémoire. Ils créent cet uniforme : haut de forme, sarrau, foulard rouge à pois blanc et, c’est plus récent, une boîte d’allumettes Union Match pour fermer celui-ci. Et façonnent une statue de Pogge. Dont l’histoire vaut d’être racontée. “Il semble qu’un sculpteur ait prévu d’offrir une statue du pape de l’époque à l’église Saint-Servais. Mais le curé n’y a vu aucune ressemblance avec Pie XIII. Le sculpteur, de rage, jette son travail. Il semble que Monsieur Colson, tenancier des Trois Rois à l’époque, récupère juste un tronc”. Les commerçants rafistolent le plâtre, puis le travestissent en Pogge. Ce dont Philippe Debroe a pu s’assurer de visu. “C’est Julo, patron des Trois Rois, qui retrouve la statue dans les combles. On découvre une horreur ! Elle était rembourrée avec de la mousse pour faire le ventre rond, bricolée avec des chambres à air de vélo, des bouts de bois pour accrocher les jambes… C’est Elephant Man ! Un monstre !” La véritable statue de Pie XIII ? “Sous la casquette de maraîcher, il y a bien la tonsure !”

Cette statue, c’est bel et bien celle que possède aujourd’hui encore la commune de Schaerbeek. “Une cordelette se tire pour singer le geste d’apaisement de Pogge”. Presqu’une marionnette. Alles es Just !

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