Zep fête les 30 ans de Titeuf et sa mèche n’a pas déteint: "À 10 ans, on a envie de comprendre ce qui va nous tomber dessus"

Intelligence artificielle, réchauffement climatique, monstres contemporains, sexe… À tout juste 30 ans, Titeuf reste ce petit blondinet qui se pose plein de questions auxquelles il répond à sa façon gag. Rencontre, avec Zep, son auteur toujours pertinent.

Bonjour Zep. Avez-vous déjà rencontré Titeuf, en vrai ?

Il y a 15-20 ans, un magazine suisse avait organisé un concours de sosies. Je m’étais retrouvé dans une salle remplie par une centaine de Titeuf et Nadia. Tous avaient trouvé différentes manières de se faire la coupe impossible des personnages. Avec leurs cheveux, en mousse, en ouate et beaucoup de laque. Sinon, j’essaie souvent d’imaginer la tête qu’aurait Titeuf, en grandissant. Parfois, je vois des gens dans la rue, qui ont 20-30 ans, et je me dis que ça pourrait être eux.

Beaucoup de héros de BD sont portés au cinéma par des vrais acteurs. Et Titeuf ?

On me l’a souvent proposé, j’ai toujours refusé. Cela équivaudrait à filmer des enfants qui parlent dans une cour d’école… si ce n’est que l’acteur principal aurait une espèce d’immense perruque jaune sur la tête. Ce qui casserait tout le réalisme de cet univers, acceptable quand il est dessiné. Ce serait assez étrange, non ?

Une légende journalistique veut que les auteurs soient les parents de leurs héros. Êtes-vous le papa de Titeuf ou cette métaphore vous agace-t-elle ?

Non, ça ne m’agace plus, je m’y suis habitué, mais c’est vrai que c’est un terme bizarre. On ne dit jamais que JK Rowling est la maman d’Harry Potter, par exemple. Je ne sais pas pourquoi on a développé ça en bande dessinée, pourquoi on s’est mis à dire que nous étions les parents de nos personnages. Je le prends pour quelque chose d’affectif, donc ça ne me dérange pas, mais effectivement je n’ai pas du tout ce rapport.

Titeuf n’est pas mon fils. Je n’ai pas le même rapport avec lui qu’avec mes enfants. Cela dit, je me rappelle que Morris m’avait dit: "moi, je n’ai jamais eu d’enfants, alors Lucky Luke c’est un peu mon fils". Donc, il y a quand même des auteurs qui ont développé cette relation. Moi quand je dessine Titeuf, je suis dans sa peau, je n’ai pas cette bienveillance paternelle. Ça me permet de faire ce que je fais. Titeuf est aussi ce qu’il est parce que c’est un personnage que j’ai créé avant d’avoir des enfants. Quand je l’ai créé, j’étais un ancien enfant et je me suis rendu compte par la suite qu’énormément – sinon tous – d’auteurs qui dessinent des personnages enfantins – pas tous, Midam, ce n’est pas le cas – l’ont fait parce qu’ils sont devenus parents et qu’ils ont eu envie de faire une BD pour leurs enfants, pour leur raconter une enfance un peu idéalisée, encourageante.

Ce n’est pas du tout le cas de Titeuf. Elle est assez cruelle, son enfance. J’avais envie d’utiliser l’humour pour traverser cette période. La base est autobiographique puis elle s’est beaucoup étendue. Évidemment, j’ai beaucoup moins de souvenirs d’enfance que ce que j’ai dessiné, mon enfance a été beaucoup plus courte que celle de Titeuf. Mais, je pense que ça m’a donné une liberté de ton que je n’aurais pas eue si j’avais été papa. J’aurais probablement fait quelque chose de plus mignon, doux, édulcoré. Je n’aurais pas traité tous ces sujets. C’est un débat que j’ai souvent eu avec des auteurs jeunesse qui n’ont pas du tout cette approche: ils ont envie de raconter une jolie histoire à leurs enfants.

À la fin de ce 18e album, Titeuf se demande "Qu’est-ce qu’on pense de moi ?" Et vous, que pensez-vous de lui ?

Il est plein de qualités. Il est parfois de mauvaise foi, un peu lâche, pas toujours très correct avec les autres ni d’une gentillesse folle avec les filles. Mais il a cette qualité immense de l’enfance: la curiosité, essayer de comprendre. C’est la plus belle qualité. Si on peut essayer de la garder le plus longtemps dans sa vie, c’est génial.

Il y a aussi la question des monstres sous le lit, de plus en plus nombreux et pas forcément ceux qu’on croyait, enfant.

Ça, c’est une page de Titeuf qui grandit. C’est assez rare. Alors que, bien souvent, quand on est enfant… on est enfant. Et c’est quand on devient adolescent qu’on a une vision sur son enfance. Lui, ça fait 30 ans qu’il est enfant, je sais qu’il a le droit de poser ce regard, presque nostalgique.

Et vous, qu’est-ce qui vous fait peur parmi tous ces monstres du quotidien ?

Un peu tous ceux qui sont cités. Je trouve assez inquiétant le fait que les enfants d’aujourd’hui reçoivent une forte pression, j’ai parfois l’impression qu’ils sont déjà dans le monde de l’emploi: ils doivent être populaires, avoir des followers, surtout ne pas être largués par rapport à ce qu’il se passe sur les réseaux, ne pas perdre le fil, être compétitifs… Ce n’est pas un vocabulaire qui appartient aux enfants mais au secteur de l’emploi dans ce qu’il a de pire. On a encore grignoté des parts d’insouciance et de liberté en pensant qu’on en créait, de la liberté. C’est le contraire qui s’est passé.

C’est aussi le cas dans cette confrontation de Titeuf à sa mamie. L’occasion de parler de la vie et des jeux dehors qui se sont fort intériorisés.

Les gamins investissent beaucoup moins les jeux dehors, le monde a changé. Quand j’ai écrit ce gag, j’étais complètement dans la peau de Titeuf. C’est quand je l’ai dessiné que je me suis rendu compte que j’étais vraiment dans la peau de la grand-mère. Parce que moi j’ai vécu tout ça, à l’extérieur. C’est un constat terrible, après trente ans, je ressemble plus à sa grand-mère qu’à Titeuf.

Oh, vous êtes quand même toujours aussi jeune dans votre écriture.

Ah, quand j’écris, je m’amuse comme lui. Je suis dans la peau du personnage. Mais, dans les faits, je me rapproche quand même plus de l’âge de la maîtresse que de celui de mon personnage.

Dans deux ou trois gags, vous parlez de l’intelligence artificielle. Un outil qui monopolise beaucoup de débats, dans bien des secteurs, dont celui des créateurs d’images quelles qu’elles soient. Je pense que la première BD entièrement réalisée par des images artificielles est sortie, ça y est.

Oh oui, il y en a même plusieurs, pour la rentrée.

Ça vous menace, vous en avez peur ?

Non, je n’en ai pas peur mais je crains qu’on ait ouvert la porte à quelque chose qui va nous remplacer. Dans mon cas, je fais de la bande dessinée parce que j’aime dessiner. Même si un robot en faisait à ma place, je le ferais toujours. Mais je pense que pour les jeunes artistes qui arrivent, c’est une concurrence qui n’est même pas menaçante mais déloyale. On ne peut pas se mesurer à ça.

Je crois que s’énerver contre ça ne sert pas à grand-chose en fait. C’est une réalité. Ce qui est fou, c’est qu’on injecte de l’argent dans quelque chose qui va nous rendre obsolète. Ça touche l’ensemble de la société. Il y a déjà des journaux qui fonctionnent avec des rédacteurs AI, des stations de radio entièrement animées par l’AI. En Suisse, nous avons un personnage de présentatrice météo en AI, qui n’existe pas. Pour le moment, nous en sommes encore à ce stade où cette technologie est fascinante, curieuse… mais ça va avoir un impact social et économique incroyable.

En fait, ça m’intéresse d’en parler parce que je suis soucieux de mettre en scène tous les sujets dont les enfants parlent. La compréhension de Titeuf n’est pas socio-économique, il cherche juste ce qu’il peut en retirer. Est-ce qu’elle peut apprendre ses leçons à sa place ? Puis, il en teste la limite physique. Mais ça fait partie des sujets qui vont occuper les débats de plus en plus, c’est sûr.

Vous continuez aussi de travailler le réchauffement climatique. J’aime ce ton qui n’est pas donneur de leçon mais qui amène des pistes de compréhension sur des sujets complexes.

Je n’avais surtout pas envie de faire dans l’anxiogène. Je pense que les enfants ressentent déjà beaucoup le poids, pesant, de ces informations sur eux. Je voulais que ce soit drôle sans évincer le sujet. C’est toujours le risque du gag, rendre le sujet léger. Il ne faut pas non plus qu’il devienne, sous cette tournure, un sujet dont on n’a plus rien à faire. Mais comme ça fait partie de leur quotidien, j’avais envie de parler de ça. Comme du bilan carbone, qu’à mon avis peu d’enfants – et même peu d’adultes – peuvent expliquer malgré qu’on en entende tout le temps parler. Titeuf comprend ce terme encore moins bien que les autres. J’aime cette incompréhension poétique et la manière dont il reconstruit l’explication du monde qu’il ne comprend pas. Puis, c’est une manière d’ouvrir la discussion.

Titeuf a été traduit dans 25 langues, a voyagé beaucoup dans le monde, non sans polémique et censure gratinées.

La plus spectaculaire fut celle de Jair Bolsonaro qui avait brandi Le guide du zizi sexuelle soir du débat télévisé en disant qu’un de ses objectifs de campagne était de faire interdire ce livre au Brésil. C’était ridicule car ce livre s’était vendu jusque-là très confidentiellement.

Ça a bondi depuis ?

Il nous a fait une promo incroyable ! Je trouve intéressants chacun de ces moments dans lesquels des gens veulent interdire quelque chose. Titeuf a beaucoup été combattu. À partir du moment où on est sorti du petit monde de la bande dessinée, que ce héros est devenu un personnage populaire plus large et que je me suis retrouvé dans des émissions comme celles de Michel Drucker, on présentait tout d’un coup Titeuf comme une BD que les enfants adorent mais qui parle de sexe. Là, des gens qui ne l’avaient jamais lu se sont levés et ont dit: "mais comment, ce n’est pas possible". Dès que vous mettez "enfant" et "parler de sexe" dans une même phrase, ça déclenche des peurs terribles. On veut faire interdire, on veut faire condamner. Même le fait qu’il jouait avec la grammaire et le langage, qu’il fabriquait des mots qui n’existaient pas, certains trouvaient ça inadmissible. Mais c’est un débat intéressant qui pose la question: "de quoi vous souvenez-vous de votre enfance ?"

Des parents me disaient: "mais aucun enfant ne parle de sexualité". Je leur demandais s’ils avaient été enfants eux-mêmes, s’ils en avaient des vagues souvenirs. "Jamais, jamais" Je renchérissais: "peut-être vous mais, moi, oui, et tous mes amis aussi". Pas parce qu’on est obsédés sexuels mais parce qu’on est quand même très inquiet de ce qu’il va nous arriver plus tard. À dix ans, personne n’a envie de se mettre tout nu avec quelqu’un du sexe opposé ou pas. Or la télévision, le cinéma, les médias montrent en permanence ce qui nous attend. Alors, évidemment qu’on a envie de comprendre ce qui va nous tomber dessus et s’il n’y a pas un moyen d’y échapper.

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