Oui, un vin bruxellois, ça existe: Gudule fait une religion des assemblages et sonne les cloches aux vins traditionnels
Au pays de la bière, Thierry Lejeune commet un petit sacrilège : il produit du vin. Est-ce pour se rattraper qu’il l’a nommé Gudule, du nom de la sainte patronne de Bruxelles ? On rencontre ce passionné dans son chai de Laeken, où il assemble des raisins venus de toute l’Europe.
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Publié le 28-07-2022 à 15h22 - Mis à jour le 28-07-2022 à 17h36
Sur l’étiquette se dessine le Pentagone, où s’imprime un nom qui rappelle la sainte patronne de Bruxelles: Gudule, le premier et unique vin bruxellois, assume à plein son identité. Pourtant, l’association d’idées n’est pas immédiate entre notre brassicole capitale et le monde de la vigne. Ce, même si le climat bruxellois se rapproche petit à petit de… celui de la Bourgogne.
Thierry Lejeune a embouteillé son premier millésime en 2018. Après 25 ans dans l’imprimerie, dont plusieurs années à L’Avenir à Arlon, le Warsagien veut "mettre les mains dedans". Il se cherche un projet "de petite taille", veut "avoir les yeux sur tout". Celui qui se dit "épicurien" se voit bien dans l’alimentaire "parce que ça s’apprend plus vite que chauffagiste". Il nous explique comment il s’est retrouvé à vinifier le raisin dans le nord de Bruxelles, dans son chai de Greenbizz, à Laeken. "Je ne produis pas un vin belge, qui serait vinifié avec du raisin belge, mais un vin bruxellois à connotation européenne". Là encore, le fondateur de Gudule assume.

Pourquoi pas un vignoble?
Il y a 3 options pour se lancer. Un: racheter un domaine en France. Mais un vignoble qualitatif, c’est cher. Et je ne voulais pas me retrouver comme un étranger dans une région sous-cotée. Deux: planter en Belgique. Mais je n’aurais pas eu de raisin avant 4 ou 5 ans et le problème financier revenait. Car pour pouvoir en vivre, il faut 10ha et un temps plein sur toute l’année. Trois: vinifier tout simplement en achetant du raisin. C’est le premier déclic: je pouvais me lancer en restant à Bruxelles, sans déménager.
Alors: d’où viennent les raisins?
En Belgique, il n’y a pas d’offre et surtout pas en bio. Donc de France. En vendange manuelle exclusivement: la vendange mécanique ouvre le raisin et la macération se lance d’emblée. Par camion-frigo, j’importe ce raisin en petites cagettes de 10 ou 15 kilos, pour éviter les tassements. Le fruit doit arriver en 2 ou 3 jours: je m’impose donc une limite psychologique à 1500km autour de Bruxelles. C’est le deuxième déclic: 1500km, c’est la France, mais aussi l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Portugal… Un paquet de cépages! Je peux donc créer des vins qui n’existent nulle part ailleurs.

Gudule est-il né à la sauvage dans une cave comme pour une bière?
Une bière, on teste sa recette dans sa cave. On l’ajuste. Quand on obtient la bière parfaite, on la fait produire à façon. On tente d’obtenir un volume suffisant puis on s’équipe. Dans le vin, c’est impossible: la matière première, le raisin, n’est disponible qu’une fois par an. Alors oui, dans certaines régions liégeoises et hennuyères, les Italiens entretiennent la tradition du vin familial. Mais moi, je ne peux pas tergiverser: je dois produire directement en une certaine quantité.
Vous n’êtes donc pas «vigneron»?
En 2022, je suis ce qu’on appelle un "caviste". Je produis mon vin en cave dès que le raisin y arrive, comme un vigneron quand le fruit est cueilli sur le domaine. Je suis aidé par un œnologue français: il passe une fois par mois pour vérifier l’avancée et la qualité de la vinification. Les deux premières années, il a recruté deux jeunes cavistes: une Française et une Italienne. Elles ont appris de l’expérience, moi aussi. Je me suis formé pendant deux ans au COOVI, équivalent néerlandophone du CERIA. On travaille donc ici comme ailleurs, je suis équipé comme un vigneron, ma situation à Bruxelles n’a pas d’impact sur la qualité des bouteilles.

Justement: comment fonctionne un chai à Bruxelles?
Je dispose d’un pressoir: j’y dépose les grappes entières, le jus coule, on le pompe et l’envoie dans la cuve. La fermentation commence. Chaque cépage vinifie séparément. Ensuite, je procède à des assemblages pour remplir les cuves et ainsi les protéger de l’oxygène. L’élevage commence: de 6 mois à plusieurs années. Parfois, je mets le vin en tonneau pour amener le tanin du bois. La barrique amène aussi une micro-oxygénation qui complexifie les arômes. La cuve inox de son côté, maintient une forte présence du fruit et sa fraîcheur. Enfin, la tireuse permet la mise en bouteille. Les dernières arrivent aux alentours du 15 août.
Quels cépages travaille-t-on chez Gudule?
Le mousseux par exemple assemble le cépage autrichien gruner veltliner, un pinot noir de Bourgogne et un riesling allemand. Pour le rouge, je peux assembler une syrah et un sangiovese toscan. Ça m’offre des vins inédits, jamais bu ailleurs. Au total, j’ai rentré 17 cépages bios différents produits par 9 vignerons, soit 50 tonnes de fruit. Ce qui donne chaque année entre 35 et 40.000 bouteilles de blanc, rouge, rosé, vin orange et mousseux.

Des cépages préférés?
En rouge la syrah, qui propose à la fois la puissance, la fraîcheur, les fruits et les épices. Ce cépage permet d’obtenir beaucoup de vins différents et de haute qualité. En blanc, je suis assez fan du riesling et du chenin, le grand cépage blanc de la Loire. En découlent des vins blancs de grande finesse au potentiel de garde assez élevé, secs ou liquoreux, et des mousseux.
Un chai urbain, c’est unique?
Le concept existe depuis longtemps aux USA. Mais l’Europe interdisait jusqu’en 2011 ou 2012 de produire du vin en ville, excepté dans les régions hébergeant des appellations. Désormais, on peut vinifier partout en Europe, pour autant qu’on utilise des raisins européens exclusivement. Les premiers de la mouvance urbaine, c’est London Cru. Ont suivi Les Vignerons Parisiens, Château Amsterdam… Et en 2022 ont ouvert des "urban winery" à Marseille, Malmö, Vancouver ou Sidney. Je pense être celui qui pousse le bouchon le plus loin en étant 100% bio et en misant sur les assemblages.
Un vin bruxellois, ça se vend bien?
Je ne vends pas assez. Être au chai, dans les salons ou dans les caves à vin, c’est difficile. Le covid aussi est arrivé très vite après le lancement de mon premier vin. Depuis début 2022, on repart dans les restaurants. Mais beaucoup de jeunes sommeliers branchés, restos, bars à vin et cavistes sont extrémistes à Bruxelles: ils ne jurent que par le vin nature. Je n’ai aucune chance de rentrer chez eux. Et puis, un vin bruxellois mais pas belge, ça peut effrayer le connaisseur. Gudule, il faut le goûter et le défendre.
