Première expo belge de Vivian Maier à Bozar: «Contrairement à notre obsession du selfie, elle n’a aucun narcissisme» (photos)
92 autoportraits de Vivian Maier, superstar posthume de la photographie, sont accrochés à Bozar. C’est une première en Belgique pour cette autodidacte américaine « redécouverte à un moment propice ». Celui d’un essor féministe irréversible et d’une obsession pour le selfie.
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Publié le 09-06-2022 à 10h17 - Mis à jour le 09-06-2022 à 10h21
Une ombre à chapeau devant un pavillon de banlieue.Un appareil en bandoulière tenu à deux mains devant un miroir.Un regard sérieux et un rictus crispé.Ces tics artistiques reconnaissables entre mille sont ceux de Vivian Maier.En à peine une décennie, ils ont fait entrer l’Américaine au panthéon de la photographie.Alors que leur autrice est morte dans le dénuement le plus complet.
Bozar présente jusqu’au 21 juillet la première expo solo belge de cette superstar posthume de la street-photography. Mais plutôt que ses dames à chapeau de Manhattan ou ses gosses des trottoirs de Chicago, les 92 clichés de " Vivian Maier. L’autoportrait et son double " rappellent l’obsession de leur autrice pour sa propre image.

«Totalement libre»

"Vivian Maier a exploré l’autoreprésentation plus que tout autre photographe", assure Anne Morin, curatrice de cette exposition.La spécialiste estime en effet à "5.000 ou 6.000" clichés les autoportraits de Maier, sur cet immense corpus de 120.000 photographies exhumées en 2007 dans une vente aux enchères judiciaire (lire cadrée). "Elle est donc découverte à un moment propice, comme d’autres archives féminines occultées". Ce moment, c’est celui du selfie, omniprésent en 2022."Le selfie témoigne d’une crise d’identité que nous traversons.Cette nécessité de s’autoreprésenter et de diffuser ces images sur les réseaux montre notre difficulté à faire face au réel".
Vivian Maier, elle, ne se défile pas.Cette nounou, "personnage mystérieux qui traverse la société comme une ombre", sait qu’elle n’a aucune chance de professionnaliser son art. À moins d’être une bourgeoise oisive ou d’être prise sous l’aile d’un mentor, le photographe des années 50 est un homme.C’est peut-être là aussi sa force. "Elle n’attend rien de l’extérieur.Elle est totalement libre", appuie Anne Morin. En découlent ses traits caractéristiques: "Vivian Maier n’est pas dans la monstration mais dans l’accumulation.Elle n’a jamais pensé exposer et se révèle une piètre développeuse". De plus, "elle ne sourit jamais.Elle n’a aucun besoin de représenter ce qu’elle n’est pas: le sourire est un luxe qu’elle ne peut se permettre, à l’instar des autres travailleuses des classes populaires".

Halo

L’expo se divise en trois parties: l’ombre, le reflet, le miroir.Vivian Maier s’y dessine dans la silhouette chapeautée devant des brownstones, des porches cossus ou des essuies de plage, en un halo imprécis dans la brillance d’un grille-pain, d’un cendrier, d’un enjoliveur, d’un distributeur de cigarettes floridien, puis dans l’image plus ou moins floue d’un rétroviseur de surveillance d’une supérette, d’un miroir d’appartement ou d’un plateau argenté dans une arrière-cour. Dans l’accumulation de détails, on devine son obsession pour l’Amérique des marges. Son Amérique. "Elle fait partie de la périphérie.Elle y inscrit son visage alors que la société n’a de cesse de l’effacer", interprète Anne Morin. "Photographe du territoire, Vivian Maier n’a pas besoin d’aller très loin pour découvrir des petites pépites.D’ailleurs, quand elle fait le tour du monde, elle n’atteint pas l’acuité visuelle dont elle fait preuve à New York ou Chicago".
Qu’on ne s’y trompe pas: cette multiplication d’autoportraits n’a que peu à voir avec l’épidémie de selfies qui nous contamine en 2022."Il n’y a aucun narcissisme chez Maier. Déjà, si elle avait pu s’aimer un peu. Il s’agit davantage d’une recherche formelle. Et pour citer Virginia Woolf, la photographie, c’est “sa chambre à elle”. Alors qu’elle est immigrée, qu’elle vit chez les autres, qu’elle est destinée à les servir comme nounou, le périmètre de la photographie lui permet d’être libre".

Quintessence de cette obsession formelle et de sa lucidité pour sa condition, trois autoportraits de 1953, 1955 et 1956 juxtaposés à Bozar. "On y voit son visage, puis autre chose que son visage, et enfin son morcellement.Elle se déconstruit, se renvoie à la périphérie de l’image". Comme l’Amérique la maintenait à la sienne.
+ " Vivian Maier. L’autoportrait et son double ", à Bozar jusqu’au 21 juillet 2022. De 5 à 10€, du mardi au dimanche de 10 à 18h