À Bruxelles, le système D d’une aide alimentaire qui crie famine: «On se serre pas la main mais on se serre les coudes»
LONG FORMAT | Demandes qui explosent, invendus en diminution, restos sociaux à l’arrêt: l’aide alimentaire boit la tasse avec le coronavirus. Alors le secteur se réinvente. À Bruxelles, des citoyens s’improvisent magasiniers ou livreurs. Et des communes professionnalisent la distribution de colis dans des hubs d’urgence. Reportage.
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Publié le 17-04-2020 à 14h12
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- Numéros utiles: tous les ressortissants belges qui se retrouvent coincés dans un pays étranger peuvent contacter le call center du SPF Affaires étrangères au 02/501.40.00 (de 9h à 20h, heure belge). Pour tout autre question, afin de désengorger les postes de garde de médecine générale, une ligne spéciale a été mise en place: 0800/14 689 (entre 8h et 20h).
- Mais aussi:le site web www.info-coronavirus.bele et le compte Twitter du SPF Santé.
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«Pour le moment, il y a moins dans les rayons de notre magasin. Parce que les Belges vont au Delhaize et achètent bien plus que d’habitude: mais à quoi ça sert d’avoir 20 litres de lait chez soi?» Carmen Sanchez, responsable de l’épicerie sociale Épisol, déplore ce réflexe né avec le coronavirus. Et qui pèse sur les courses de ses clients précarisés de la rue Charles Meert, à Schaerbeek. «Huile d’olive, farine...: y a des pénuries pas possible! Quand nous, on fait la file au Colruyt pour acheter du papier toilette pour nos 120 familles, c’est pas facile».
Chômage temporaire, économie souterraine à l’arrêt, volets des carrées de prostitution baissés: à l’épicerie sociale schaerbeekoise comme ailleurs dans le secteur de la précarité alimentaire, on a vu la demande augmenter avec le coronavirus (lire notre interview ci-dessous). Or, la maladie complique aussi le quotidien des restos et magasins sociaux. Certains ferment faute de bénévoles, d’autres se muent en take-away. Et, avec le tarissement des restes de l’horeca ou les ruées en supermarché grevant les stocks d’invendus des rayons frais, tous doivent «gratter» les fonds de tiroirs pour garnir leurs rayons ou assiettes.

La précarité va frapper ceux qui dorment chez des marchands de sommeil. Ceux qui ont perdu leur petit boulot risquent de ne pas le retrouver.
Au Parvis à Saint-Gilles, L’Ilot organise ainsi deux distributions à emporter quotidiennes plutôt que des repas complets «à table». La file de bénéficiaires s’allonge sur l’esplanade désertée de ses habituelles terrasses. «Dès qu’on a rouvert sous cette configuration, la demande a doublé», confirme Chloé Thôme, porte-parole de L’Ilot. «On tourne à 50 déjeuners et 80 repas chauds. Plus 80 sandwichs, salades ou soupes à emporter pour le soir». Dans leurs combinaisons blanches, les équipent appellent les clients par leurs numéros. Tout le concept de L’Ilot est par terre. «On ne fait plus payer les repas. La dignité n’est plus de mise. Et on ne peut plus mener les entretiens psychosociaux qui conditionnaient l’accès au resto: c’est frustrant». Plus grave, les équipes craignent l’après-crise. «La précarité va frapper ceux qui dorment chez des marchands de sommeil. Ceux qui ont perdu leur petit boulot risquent de ne pas le retrouver». Et puis, «le virus ralentit les démarches administratives», note Marc, venu du Samusocial pour prendre son repas. «La pharmacie a même refusé de me servir: pourtant, j’ai besoin d’insuline pour mon diabète».
«Nettoyez vot’ brol!»

Alors, on note «une certaine tension» dans le rang, la crainte de ne pas recevoir à manger. Et puis il y a les engueulades des riverains, qui exigent que les sans-abri «nettoient leurs brols». Haussements d’épaules au bas des fenêtres. «Ça m’embête pas de faire la file sur le Parvis. J’ai connu la rue. Pour avoir à manger, c’est chaud», glisse Willy, venu manger «avec deux trois potes» au bas de la Maison du Peuple. La tambouille, emballée dans du film plastique, semble appréciée. «Le virus ne complique pas trop ma vie. Au début de la crise, la police me demandait pourquoi j’étais dans la rue. Je devais un peu ruser. Là, je suis confiné à Pierre d’Angle jusqu’au 19 avril». Comme le déplore Chloé Thôme: «Pour rester chez soi, il faut un chez soi».
Un constat: les circuits traditionnels d'aide alimentaire sont débordés. Les Restos du Cœur, dont l'adresse laekenoise est fermée et l'enseigne saint-gilloise distribue des sandwichs, exhortent leurs pairs à maintenir leurs services d'aide alimentaire après avoir lancé un appel général aux dons. La Croix Rouge alerte tout autant: «chaque mois, nous dépensons plus de 100.000€ pour assurer notre aide alimentaire et les colis d'urgence, rien que pour les achats de denrées», s'inquiète l'organisation dans son dernier appel aux dons. «Et la demande augmente chaque jour: à chaque distribution, de nouveaux bénéficiaires arrivent».
Au début de la crise, la police me demandait pourquoi j’étais dans la rue. Je devais un peu ruser.


Alors que faire face à l'afflux de demandes et aux diminutions des réserves? Vu les défaillances du système, Bruxelles voit fleurir des initiatives citoyennes. C'est le cas dans les Marolles. Des jeunes du quartier Anneessens y ont transformé le local de leur club de mini-foot en hangar de stockage. Et depuis début avril, les dons affluent. Dans le petit local, les briques de laits, paquets de pâtes, packs de softs et boîtes de biscuits s'empilent. «On a d'abord ouvert le service entre copains et familles», relate Bilal El Fannis, l'un des initiateurs. «Ça a pris de l'ampleur via Facebook et les vidéos en live». Les adresses des bénéficiaires à livrer arrivent par le bouche-à-oreille. La page du club Anneessens 25 sert de relais.
Un gros billet
Sur le seuil de la rue de Nancy, les grosses berlines arrivent de partout à Bruxelles. Les pare-chocs se frôlent pour charger coffres et banquettes arrière. «Parce que nous, on n’a que des petites citadines», sourit Hamza Taheri. Chaima Faklani blinde jusqu’au plafond sa Corsa turquoise: «Mes parents sont âgés et malades: il doit y avoir d’autres personnes dans le même cas, mais sans enfants ni aide. Il faut les soutenir». La jeune femme serre un post-it jaune. Dessus, des adresses à Ixelles. «Je vais faire des allers-retours: on se serre pas la main mais on se sert les coudes». Après un livreur professionnel en congé à qui le volant manque visiblement et qui en profite pour «s’aérer», Andrea parque son SUV pour en descendre sucre, dentifrice, gel douche et lessive. Un gros billet change de mains aussi, «pour alimenter les caisses». La «tantine» d’un des kets vient de Sint-Pieters-Leeuw pour soutenir l’action. «J’espère que je n’aurai pas d’amende, mais il faut bien aider». Elle repartira avec quelques colis à livrer.

Soutenue par une visite éclair du Bourgmestre de Bruxelles Philippe Close, l’action des jeunes d’Anneessens connaît un incroyable soutien populaire. Depuis, l’initiative a fait des petits à Anderlecht, Forest et Molenbeek. Mais aussi généreux que soient ces citoyens, ils n’arriveront pas à couvrir les besoins par leur seule bonne humeur. Alors les communes embrayent. Saint-Josse a ainsi lancé son propre service de distribution de colis. 200 familles en bénéficient. Le système fonctionne par rendez-vous «obligatoire» et s’adresse aux bénéficiaires du CPAS communal.
Il ne s’agit pas de faire son shopping. Ni d’amener 3kg de pommes ou 2 briques de lait. Cette générosité citoyenne est fabuleuse mais nous concevons ce hub comme professionnel.
La «Rolls» du colis alimentaire

À Schaerbeek, la Commune veut s’appuyer sur les experts du secteur pour ne rien laisser au hasard. Elle s’est naturellement tournée vers Épisol, vu la multiplication des appels de seniors sur la ligne d’urgence psychosociale ouverte début avril. «Plutôt que de nous substituer aux associations, nous leur apportons une aide logistique et un support bénévole pour la distribution», relate la Bourgmestre Cécile Jodogne (DéFI). «L’idée, c’est l’ouverture d’un hub pour coordonner la distribution aux personnes qui sont déjà aidées ainsi qu’aux nouvelles demandes enregistrées via le call-center». De quoi répondre aux besoins? «Nous, il nous fallait des bras et un local plus vaste», acquiesce Carmen Sanchez, à l’étroit derrière le plexi de fortune monté à l’arrache dans son espace du Foyer Schaerbeekois. «Et la Commune, elle, cherchait un expert en aide alimentaire».

Le mariage est prononcé. Un vaste espace communal stocke déjà les réserves constituées par Épisol et ses partenaires. Les stocks seront gérés au jour le jour en fonction des arrivages et des listings, en respectant les normes Afsca. «Une famille monoparentale n’a pas les mêmes besoins qu’un homme seul», décrypte Sanchez. Il faudra des bras pour constituer les colis et les étiqueter. Ils partiront ensuite dans une camionnette communale aux quatre coins de Schaerbeek. La Bourgmestre insiste: «il ne s’agit pas de faire son shopping. Ni d’y amener 3kg de pommes ou 2 briques de lait. Cette générosité citoyenne est fabuleuse mais nous concevons ce hub comme professionnel». Carmen Sanchez confirme: «Ce genre de dons, c’est impossible à intégrer dans des colis. Nous, nous visons la Rolls du colis alimentaire». Que la Commune dotera aussi de «volontaires» dont les missions habituelles sont au point mort.
Pizzerias

L’objectif est très ambitieux: outre les quelque 120 familles aidées chaque mois par Épisol, Schaerbeek espère nourrir 150 foyers supplémentaires. Avec l’aide du CPAS, d’associations comme Saint-Vincent de Paul ou Soleil du Nord, sans-papiers «complètement perdus», bénéficiaires du RIS, nouveaux chômeurs ou prostituées en bénéficieront. Sanchez: «Via Utsopi, collectif de travailleuses et travailleurs du sexe, on a déjà déposé des colis pour une vingtaine de familles. Mais en arrivant, il y avait 30 ou 35 demandes». L’angoisse se lit parfois sur les visages. «Ce sont aussi des femmes seules que leurs macs ont complètement cassées. Il faut les aider, j’y tiens, c’est important».
Alors Épisol saute sur toutes les occasions. Le téléphone de Carmen Sanchez surchauffe. Super nouvelle: «Des pizzerias vont livrer un stock inespéré d’huile d’olive italienne et de farine!». La veille, 700 bouteilles d’huile ont atterri de chez Delhaize, mettant à mal les bras de l’expérimentée travailleuse sociale. Et les amortisseurs de sa Peugeot. Il faudra assurer l’essentiel: pâtes, boulgour, tomates et thon en boîte, peut-être un ou deux fromages, tampons, serviettes et rasoirs. Et pour enjoliver un quotidien difficile: frites, biscuits et chocolats.

Brigitte Grisar, vous êtes chargée de projet concertation aide alimentaire à la Fédération des Services Sociaux (FdSS). La précarité alimentaire va-t-elle augmenter durant la crise du Coronavirus?
Il y a un risque, oui. Toute l’économie souterraine s’est écroulée et ses travailleurs ont besoin d’aide. Il y a aussi le monde de la prostitution, les sans-papiers, les travailleurs au noir. Ce qui est inquiétant surtout, c’est l’après-crise. Le public va augmenter. Beaucoup ne retrouveront pas de boulot. Des centaines de familles devront se débrouiller.
L’aide alimentaire souffre.
Nous estimons qu’un tiers des services bruxellois sont à l’arrêt. Il faut se réinventer. D’où le «take-away». On voit aussi surgir des initiatives communales pour prendre le relais. Mais jusqu’ici, dans la distribution de matériel, de contenants, de masques, de gobelets, je vois surtout du bricolage.

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D’autres pistes?
Dès le début de la crise, nous avons proposé l’instauration d’un système de chèque-repas. Il se destinait aux bénéficiaires des aides alimentaires dont les adresses habituelles ont fermé, pour qu’ils puissent se rendre au supermarché. Le budget demandé est important. Le Ministre Ducarme a débloqué 3 millions pour les CPAS. Nous avions estimé les besoins à 20 millions, sur base de 100€ par bénéficiaire et 50€ par enfant, pour quelque 300.000 familles.
Hors coronavirus, le secteur n’est pas soutenu. D’où le taux élevé de bénévoles âgés, forcés de se retirer face au virus. D’où les fermetures actuelles. Tout ça, c’est symptomatique de ce qui existait déjà avant.
Où en sont réellement les stocks?
Les invendus sont moins un problème à Bruxelles qu'en Wallonie: le territoire plus étendu empêche les associations d'accéder au supermarché, ce qui impose aussi une pression sur le personnel. À Bruxelles, le projet Dream du Marché Matinal continue de fonctionner. Mais il y a tout de même un manque de denrées: surtout en fruits et légumes frais et produits secs.
On voit des initiatives citoyennes se développer: un bien?
Il faudrait les coordonner pour éviter qu’ils passent tous au même endroit. Là aussi, on est dans le bricolage. Comme trop souvent dans le secteur. Je répète qu’hors coronavirus, l’aide alimentaire tourne avec 70% de bénévolat. Le secteur n’est pas soutenu. D’où le taux élevé de volontaires âgés, forcés de se retirer face au virus. D’où les fermetures actuelles. Tout ça, c’est symptomatique de ce qui existait déjà avant. Et c’est encore le citoyen qui donne et qui s’investit.