Bruxelles, terreau fertile pour les micropousses
Elles sont minuscules mais pèsent de plus en plus lourd dans le secteur balbutiant de l’agriculture urbaine bruxelloise: les micropousses. Ces herbes hypergoûtues, bombes énergétiques, s’épanouissent bien en ville. Les chefs les apprécient pour leurs couleurs et saveurs pêchues. Trois entreprises se sont lancées dans la capitale qui grignotent une part du marché gouverné par un géant hollandais.
Publié le 08-08-2019 à 16h14
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/S6PXYC3ECZGSDIAEF2HQRBXUNE.jpg)
«Goûte-moi ça!» Une petite pincée d’herbe d’un vert gazon atterrit sur la langue. Légère comme un flocon, on la devine plus qu’on ne la sent. C’est un peu sucré, puis c’est l’explosion poivrée qui déclenche le rire de Tom Wilgos. «Quand elle se mélange à la salive, la feuille de capucine explose. C’est comme un petit bébé dans la graine: elle a tout pour devenir une plante et, au plus tôt que tu coupes, au plus elle contient de goût».

Moutarde qui monte au nez, bourrache rappelant le concombre, ciboulette piquante, radis pourpre veiné d'aubergine ou volumineuse laine pistache des petits pois, «la plus vendue car son goût est neutre et qu'elle prend beaucoup de place dans l'assiette»: MicroFlavours cultive 18 variétés de micropousses dans un garage transformé de Berchem-Sainte-Agathe. «Petits, on a construit des rampes de skateboard ici», raconte Tom, qui a cofondé l'entreprise il y a un peu plus d'un an avec son ami d'enfance Dario Vunckx. «Aération, isolation, chambre de germination sans lumière, technique de pousse sur tapis de chanvre...: on a tout appris sur le tas, via internet. Ce sont un peu les méthodes de cultures moins légales...».
Aération, chambre noire de germination, tapis de chanvre...: on a tout appris sur le tas, via internet. Ce sont un peu les méthodes de cultures moins légales.


Bruxelles est un terreau fertile pour le secteur. En quelques années, plusieurs boîtes ont germé aussi vite que des semences bios éclairées au LED. «La micropousse, c'est le stade de la plante entre la graine germée et la plante adulte, ses premières feuilles», définit Anne Colonval, qui a lancé Urbi Leaf en juin 2019 aux Tanneurs et livre notamment Le Comme Chez Soi voisin. «Elle est facile à proposer en milieu urbain, ne dépend pas des saisons et ne nécessite qu'un substrat, de l'eau et de la lumière». Tom Wilgos, de MicroFlavours, acquiesce. «La micropousse est parfaite pour la ville. La densité de restos rend la livraison super-efficiente». En 15 mois, MicroFlavours a ainsi convaincu près de 80 adresses «dont 8 étoilés». Les Berchemois y écoulent 300 à 400 barquettes chaque semaine. Toutes sont livrées à vélo. «Parfait pour une start-up qui n'a pas les moyens d'investir dans une camionnette. On est donc en circuit très court, ce qui garantit des produits frais.», reprend Dario Vunckx en revendiquant le record de vitesse en backfiets. «Enfin, le rendement est important et le "vertical farming", la culture verticale, maximalise la surface dans un environnement où chaque m2 vaut de l'or. Avec la micropousse, la valeur ajoutée est d'autant plus élevée que Koppert Cress, géant hollandais leader du marché, a imposé des prix relativement élevés».
Azukis, agastache, hibiscus, daikon...


Dans les caves de Cureghem, les gars du Champignon de Bruxelles ont bien compris les avantages de la micropousse. Connus pour leurs shiitakes, les Anderlechtois ont intégré la firme Eclo à leur coopérative. La verdure du fondateur Quentin Declerck est sur le marché depuis le printemps 2018. Il s'en écoule entre 1700 et 1800 barquettes chaque semaine. Chez les restaurateurs, mais aussi dans le commerce de détail, accessible aux particuliers. «Forcément, à Bruxelles, tu sais pas t'étendre en surface pour faire du légume. Certains le tentent, mais nous, nous cherchons des espèces qui poussent bien hors sol», acquiesce Hadrien Velge, CEO du Champignon de Bruxelles. «La micropousse nous semblait une suite naturelle: elle est très productive au m2, n'exige pas des demandes en lumière trop importante. On s'adapte facilement à la demande en rajoutant une étagère. Et elle se commercialise très jeune, entre 2 et 4 semaines». Le pot se négocie dès 1,20€. «Donc y a quand même pas mal d'argent dans une armoire».


Oseille sanguine, amarante aux longs cils rosés, daikon japonais, le médicinal shizo... Les agriculteurs d’Eclo tentent de répondre aux exigences des chefs qu’ils démarchent. D’où des envies d’expérimentation. «On a testé l’hibiscus. On aime assez. C’est acidulé Mais c’est pas encore le buzz», reconnaît Hadrien Velge, qui assure se concentrer surtout sur ce qui marche. Anne Colonval aussi est «challengée» par ses clients des cuisines étoilées. Azukis, kale, chou rouge, ciboule de Chine, l’imagination de la Française est sans limite depuis que l’idée de l’agriculture urbaine a germé en elle à la vision d’un reportage sur Growing Underground, la plus grande ferme urbaine d’Europe implantée dans un ancien bunker londonien.«La micropousse, c’est hyperflexible. Apéros, tapenades, sandwichs: elle enrichit tout. L’agastache, anisée, et la mélisse, astringente, vont bien sur les desserts. Le fenouil se marie à l’orange...»
«À ce prix-là, on va pas se faire une salade de micropousses»
Leurs palettes de goûts hypertypées font de ces aromatiques des herbes assez délicates à utiliser. Mal dosées, elles peuvent carrément éteindre le reste de l’assiette. C’est peut-être l’une des raisons qui empêchent le marché des particuliers de décoller. MicroFlavours le dit sans ambages: la boîte qui déménagera bientôt à Molenbeek vise le haut de gamme épinglé par Michelin ou Gault et Millau et n’a pas d’ambition à se retrouver dans votre cuisine. Chez Eclo, Hadrien Velge concentre aussi les énergies sur l’horeca: «les chefs valorisent bien les variétés alors que pour le particulier, 2€ la petite barquette, c’est difficile. À ce prix-là, on va pas se faire une énorme salade de micropousses». Anne Colonval, qui est distribuée dans les supermarchés bios Färm: «En Europe, on reste cantonné à la seule cressonnette».
Au Canada et aux USA, dans n’importe quel magasin ou marché bio, on voit des étalages immenses où les gens puisent les plants. Parce que c’est hypernutritif.


Pourtant, d’autres pays montrent la voie. «Chez nous, ça perce depuis un an et demi», note Thibault Fastenakels, d’Eclo. «On est 10 ans en retard sur Canada et USA. Là-bas, dans n’importe quel magasin ou marché bio, on voit des étalages immenses où les gens puisent les plants. Parce que c’est hypernutritif». À Urbi Leaf, Anne Colonval renchérit: «Ce sont des bombes nutritionnelles. C’est le boom en Amérique du Nord, en Australie... Je pense que ça fera partie des nouvelles façons de se nourrir, comme les insectes ou les algues». La minutieuse entrepreneuse, passionnée par les enjeux du circuit court, compte d’ailleurs profiter de son nouvel espace aux Tanneurs, dans les Marolles, pour évangéliser les clients aux mérites de l’agriculture urbaine. Dès octobre, elle y commercialisera d’autres produits bruxellois, y donnera des ateliers de jardinage, des cours de cuisine... «On le sait, il faut trouver des solutions à portée de main: les producteurs locaux, c’est sexy!»
Les micropousses aussi sont sexy. On l’oublierait presque, mais leurs verts éclatants ou leurs fuchsias de plumiers d’enfant, leurs dents crénelées ou leurs lisses arabesques, leurs fils emberlificotés ou leurs fins duvets écarquillent autant les yeux qu’ils ne titillent les papilles. Voire plus. Thibault Fastenakels, d’Eclo: «On va pas nourrir le monde avec des micropousses. Mais niveau goût et beauté, on fait pas mieux».

Traiteur incontournable à Bruxelles avec 650 événements par an et certaines collaborations avec des chefs étoilés, Great Traiteur peut sans se tromper revendiquer servir annuellement entre 8.000 et 10.000 lors de dîners assis. En tant que gros consommateur, l'entreprise anderlechtoise aux 25 employés fixes et nombreux extras, a salué avec enthousiasme l'arrivée d'acteurs bruxellois de la micropousse.
Gilles Molitor, vous êtes cofondateur de Great Traiteur. La micropousse, vous l’utilisez?

Elle termine tous nos plats! C’est ce qu’on appelle «une peluche». Elle apporte à la fois de la beauté visuelle et ce petit peps qui apporte l’identité d’un plat. C’est un produit très chouette à travailler.
C’est une tendance?
C’est le Hollandais Koppert Cress qui a lancé la tendance en inondant le marché il y a une dizaine d’années. J’ai visité leur ferme: c’est un champ immense recouvert d’un tapis de micropousses qui sont enlevées mécaniquement: très impressionnant. Mais c’est très cher pour de l’herbe, finalement.
En ce sens, l’arrivée de Bruxellois dans le segment est à saluer?
Ce développement chez nous, c’est une bonne nouvelle oui. Nous avons un programme qui promeut une alimentation plus durable et saine: «Great Goes Green». Sans être extrémiste, car nos volumes nous en empêchent parfois, nous souhaitons dans ce cadre faire le plus possible appel aux producteurs bruxellois. Ça permet de ne plus passer par le légumier ou par Koppert Cress tout en boostant les petits entrepreneurs locaux.
Vous avez tout goûté?
Leurs productions sont limitées et, vu nos volumes, nous devons tous les connaître en cas de besoin important «de came». Eclo, ils ont une super équipe. On bossait déjà avec eux pour les champignons. Leur projet est vraiment chouette et leur volonté de livrer à vélo participe aussi de l’urgence qu’il y a de se préoccuper du climat. Les produits de MicroFlavours nous conviennent aussi puisqu’ils ne contiennent pas de terre, interdite en cuisine par l’Afsca: ils grandissent sur un tapis ouaté et sont livrés coupés. Pour moi, les meilleures sont celles d’Urbi Leaf: elles ont le meilleur rendement sur le petit ravier. Mais ce sont aussi les plus chères. On fait aussi confiance à Vert d’Iris, ferme extérieure à Neerpede, dont nous sommes coopérateurs: pour les fleurs et les aromatiques classiques.
Autre avantage de la micropousse: elle ne dépend pas des saisons.
C’est un plus! Au contraire des fleurs par exemple, qui sont saisonnières. En plus, les producteurs bruxellois, ça garantit la fraîcheur car on se rend quand même compte que ces petites bombes de goût ternissent un peu en intensité quand elles sont manipulées.

Pouvez-vous imaginer vous équiper d’un potager vertical vous-même?
On y a pensé. Ça maximaliserait l’espace de nos ateliers de 6m de haut. Mais il faut du personnel pour la maintenance et ce n’est pas notre métier.
Vous avez un coup de cœur dans la jungle des micropousses?
Celle qui m’a marqué, c’est la feuille d’huître. Elle a un vrai côté iodé. En «food pairing», on peut l’associer au concombre et au kiwi, comme la véritable huître.

Vous basez des plats sur les micropousses?
On préfère travailler avec des mix. Au contraire des restaurants, nos plats ne sont pas arrêtés et les «peluches» sont ajoutées au dernier moment en fonction des disponibilités. Par contre, nous organisons parfois des ateliers sur nos événements, pour faire découvrir les saveurs végétales. Et à côté des légumes lactofermentés, nous faisons déguster des bouquets de micropousses.
Plus globalement, comment qualifieriez-vous l’agriculture urbaine à Bruxelles en 2019?
Je dirais qu’elle reste peu développée par rapport à la taille de la ville. Il reste du potentiel. Mais elle se destinera davantage à la restauration qu’aux traiteurs en raison des volumes nécessaires: un mariage, c’est 130 ou 140 couverts. Ce que l’on envisage, c’est le développement de notre propre ferme de maraîchage. Mais ça semble peu plausible au sein même de Bruxelles.