Yana, Ukrainienne de Bruxelles : “Après un an de guerre, les Ukrainiens rêvent juste d’un dîner en famille”
Yana Brovdiy vit à Bruxelles depuis 5 ans. Depuis l’invasion russe, cette spécialiste des institutions européennes s’est muée en activiste touche-à-tout, capable de mobiliser des manifs comme d’envoyer des 4X4 à son papa, au front. Elle a longtemps repoussé sorties et amis. Elle raconte son année 1 de la guerre, entre colère, tristesse, espoir et action.
Publié le 23-02-2023 à 08h22 - Mis à jour le 23-02-2023 à 09h02
Une fleur se dessine sur la mousse de lait du cappuccino de Yana Brovdiy. La cantine tout en bois clair, béton brut et banquettes garnies de coussins crochetés où la jeune femme prend son temps de midi contraste brutalement avec le quotidien de son papa. “Il a 56 ans. Il est au front. Dans les tranchées. En Ukraine”. Comme des milliers d’autres. C’est pour rappeler ces familles brisées, ces destins déchirés, que Yana et ses collègues de Promote Ukraine planifient une manifestation nationale ce samedi 25 février à Bruxelles, juste un an après le choc traumatique de l’invasion russe.
”Ma vie durant cette année, ça a été le travail, le volontariat avec Promote Ukraine (*) et le soutien psychologique à ma famille”, résume Yana. Cette spécialiste de la politique européenne, qui travaille dans l’orbite des institutions, a fait des études en Belgique où elle réside depuis plus de 5 ans. “Ma connaissance du milieu européen m’a été très utile pour aiguiller les activistes, les bénévoles, les réfugiés”. Le 6 mars 2022, elle est de l’organisation de la plus grosse manif à ce jour en faveur de son pays. Elle espère répéter ce succès ce 25 février. Ne ressent-elle pas un essoufflement chez les Belges ? “Le public reste réceptif, accueillant. Il veut agir”. Par contre, la militante déplore une “contre-manifestation” planifiée le lendemain, dimanche 26 février : “il s’agit d’un mouvement pour la paix, mais qui se prononce contre l’armement de l’Ukraine. Sans armes, les Ukrainiens risquent la torture, les violations des droits de l’homme. Nous, nous ne voulons pas que l’Ukraine disparaisse. Aucune victime de la guerre, aucune organisation ukrainienne, ne se joint à cette manifestation”. C’est dit.
La compagnie de mon papa, qui rassemble une centaine d'hommes, se bat dans les champs, les forêts. Alors j'ai envoyé un 4X4 avec des kits médicaux, des talkies walkies... Mais il a explosé.
Pour aider son papa au front, Yana Brovdiy a lancé plusieurs récoltes de fonds. “Un pick-up, c’est nécessaire pour l’évacuation des blessés ou se déplacer. La compagnie de mon papa, qui rassemble une centaine d’hommes, se bat dans les champs, les forêts. Alors j’ai envoyé un 4X4 avec des kits médicaux, des talkies-walkies… Mais il a explosé”. La jeune femme a donc relancé son réseau. “La deuxième voiture vient de passer la frontière. Elle va bientôt leur parvenir. Cette action prouve que les individus peuvent faire la différence”. Yana a aussi envoyé un générateur électrique à sa maman, restée dans l’oblast de Transcarpatie, qui a des frontières avec la Slovaquie, la Pologne, la Hongrie et la Roumanie. “Mon papa ne comprend pas les tergiversations autour de l’envoi de chars Leopard aux soldats ukrainiens. Bien sûr, c’est grâce aux milliers de soldats volontaires qu’on résiste. Pas grâce à l’équipement. Mais quand on a leur bravoure, leur courage, cet équipement devient nécessaire et sauve des vies. S’ils l’avaient reçu plus tôt, des centaines de vies auraient été épargnées”.
Le poids du small talk

La Belgique a-t-elle été accueillante pour les milliers de réfugiés ukrainiens depuis un an ? “La mobilisation des Belges pour les héberger a été l’une des plus généreuse d’Europe. On le voyait sur les cartes qui recensaient les maisons, chambres, appartements… Je l’ai vu aussi sur ma page Facebook Solidarity With Ukraine (Belgium). C’était incroyable”. Quid des gouvernements, des institutions ? “Bien sûr, on ne peut pas héberger indéfiniment une famille de 4 personnes dans une seule chambre. Donc ça s’est compliqué au fil des mois. Mais en général, trouver un logement abordable est un challenge en Belgique, même pour les Belges. Alors l’accueil a varié en fonction des communes, des travailleurs sociaux. Idem pour le travail : ça a été plus facile de trouver en Flandre”. Yana pointe aussi un nouveau type de migration : “Sans doute la Belgique n’était-elle pas habituée à accueillir des femmes avec enfants. Ça a mis une pression supplémentaire sur les écoles. Certains enfants ont continué à suivre les cours à distance tout en fréquentant une école belge. Un défi nécessaire pour garder le lien avec le pays”.
Les 7 premiers mois, j'ai refusé les verres, les anniversaires, les cocktails, les vernissages... Je n'étais pas à l'aise avec le small talk, je n'arrivais plus à fréquenter ces gens qui parlaient de leurs prochaines vacances.
Pour la jeune eurocrate, le quotidien s’est assombri. L’insouciance a disparu. “Les 7 premiers mois, j’ai refusé les verres, les anniversaires, les cocktails, les vernissages… Je n’étais pas à l’aise avec le small talk, je n’arrivais plus à fréquenter ces gens qui parlaient de leurs prochaines vacances”. Yana Brovdiy se réfugie dans le volontariat, l’action. “Mais le sprint est devenu un marathon. Mon responsable au travail comme mon partenaire m’ont conseillé de prendre soin de moi, sinon je ne pourrais plus aider personne”. Alors la jeune Ukrainienne a revu ses amis, a reparlé d’autre chose que de la guerre. En décembre, elle a pris ses premières vacances depuis l’invasion russe. “Je fêtais le Nouvel An à Valence avec mon partenaire. Mon papa m’a appelée. Je me suis sentie si mal”. Les larmes en roulent encore sur ses joues.
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”Où sont les Russes ?”
Y a-t-il de l’espoir en elle ? “C’est difficile. J’ai espoir en les Ukrainiens. La Russie a plusieurs fois essayé de nous détruire : on est toujours là. On existe, quoique croie Poutine. On veut un pays libre. Pas comme ce que la Russie est devenue. Et on se battra”. La Bruxelloise souligne à quel point la mentalité des siens lui semble différer de celle des envahisseurs. “Où sont les Russes ? Pourquoi ne descendent-ils pas dans les rues ? Même ici en Europe ? S’ils étaient des millions à manifester, ça serait impossible de tous les emprisonner ! Bien sûr il y aurait des morts. Mais aujourd’hui aussi, leurs frères meurent au front”. Elle hausse le ton. “Et pourquoi ? Reprendre un village, deux villages ? La fin de la guerre n’arrivera que quand les Russes comprendront que tout ça ne mène à rien”.
En attendant, la maman de Yana “rêve juste d’un dîner en famille. C’est le vœu de la plupart des Ukrainiens. Ces familles séparées, c’est un crime contre toute une génération, les bébés, les enfants, les ados. Ils doivent grandir trop vite. Mais ils sont le futur de l’Ukraine. Ils reconstruiront. Ils suivront l’exemple de leurs parents. Et reconstruiront”.
(*) L’ASBL Promote Ukraine est née en 2015 au lendemain de la révolution ukrainienne et de la guerre de Crimée de 2014. Son job : faire entendre la voix des Ukrainiens et de la diaspora auprès des institutions, de l’UE, de l’OTAN.
Ces familles séparées, c'est un crime contre toute une génération, les bébés, les enfants, les ados. Ils doivent grandir trop vite. Mais ils sont le futur de l'Ukraine. Ils reconstruiront.