Le vélocargo convoie tous les espoirs de la logistique urbaine à Bruxelles: «Bien plus rentable qu’une camionnette»

Moins d’1 % des livraisons bruxelloises sont effectuées à vélocargo. Le potentiel est de 25 %. Et la demande « explose ». À l’occasion de la Semaine de la Mobilité, L’Avenir prend la roue de la coopérative Urbike et du géant Ziegler sur les pistes cyclables de la capitale. 

Julien Rensonnet

10h. Les derniers navetteurs sortent en trombe de Bruxelles-Central. Sur l’esplanade de l’Europe, zone piétonne enrobant le parvis de la gare, le chauffeur Jasper Claesen gare son bahut. Son véhicule attire les regards des touristes qui zieutent la fresque des Schtroumpfs à deux pas, sous laquelle le livreur s’est faufilé en silence. C’est que le livreur conduit un engin d’un genre nouveau: le premier vélocargo électrique entré dans la flotte du géant belge de la logistique Ziegler. Hypermaniable, doté d’immenses rétroviseurs et d’une marche arrière, ce pentacycle électrique transporte l’équivalent de 3 palettes. « C’est bien pratique: je me gare juste devant le seuil des clients. Et quand j’arrive dans de nouveaux lieux, tous les employés s’arrêtent de travailler pour regarder le vélo ».

Les premiers paquets de sa tournée livrés, l’Hoeilaartois reprend sa route, dans la position d’un motard sur son chopper. Il grimpe le raidard du Mont-des-Arts sur la piste cyclable à la vitesse d’un coureur de classiques. Et 5 minutes plus tard, un feu rouge évité grâce au tourne-à-droite cycliste, Jasper se gare comme une fleur sur le seuil d’une boutique de luxe du boulevard de Waterloo. En camionnette, la manœuvre lui aurait pris un quart d’heure sur la très fréquentée Petite Ceinture. "Le vélo fait beaucoup plus de stops qu’une camionnette. Pour nous, c’est bien plus rentable", assure Johan De Brauwer, directeur général de Ziegler Belgique Luxembourg.

 Ziegler dispose d’un «microhub» dans un parking souterrain du centre de Bruxelles, qui permet au livreur cycliste Jasper Claesen d’organiser ses tournées dans le Pentagone.
Ziegler dispose d’un «microhub» dans un parking souterrain du centre de Bruxelles, qui permet au livreur cycliste Jasper Claesen d’organiser ses tournées dans le Pentagone. ©ÉdA – Mathieu Golinvaux

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Boucherie, sushis, shampooing

 Johan De Brauwer, directeur général de Ziegler Belgique Luxembourg.
Johan De Brauwer, directeur général de Ziegler Belgique Luxembourg. ©ÉdA – Mathieu Golinvaux

Pour optimiser son vélocargo, Ziegler le stationne dans un parking souterrain du Pentagone. "Les camions arrivent de toute l’Europe à notre base de la chaussée de Vilvorde, à Neder-over-Heembeek, le long du canal. Une camionnette en part et charge ce microhub ici, à l’Albertine, le matin et à midi. Le vélo dessert ensuite nos clients du centre-ville en deux ou trois tournées", décompose De Brauwer. "Toute cette opération est neutre en CO2. Ce qui est important pour nous, mais aussi pour nos clients puisque chaque société de plus de 500 personnes doit désormais démontrer qu’elle diminue ses émissions de particules fines". Dans ces bilans-carbone, le diesel pesait lourd. "Avant, les entreprises s’en moquaient. Désormais, elles sont prêtes à payer pour ça!"Pour les satisfaire, Ziegler introduira bientôt un 2evélo à Bruxelles.

Surtout, le mastodonte logistique s’est associé à Urbike, basée à Anderlecht. Certains des 35 coursiers de l’incontournable coopérative tirent ainsi des remorques pour le transporteur. Née il y a 4 ans, Urbike multiplie les contrats avec des acteurs économiques incontournables: Delhaize, Facq, connus du grand public, mais aussi le logisticien SD Distribution, dont le dernier kilomètre dans Bruxelles se roule désormais à la pédale depuis le hub anderlechtois pour un volume de 300 à 400 colis quotidiens. "Notre remorque est compatible au format europalette. Elle reconnecte la cyclologistique à la logistique traditionnelle. Et donc, quand on parle à des transporteurs, on parle à nos confrères", se félicite Renaud Sarrazin, cofondateur d’Urbike. "Épicerie, salon de coiffure, pharmacie: on prend tous leurs colis sous les 30 kilos". La limite est instaurée pour des raisons de pénibilité. Urbike convainc déjà une centaine de commerçants, qui vont du libraire au producteur de sushis, en passant par le détaillant en cosmétiques, le boucher ou les produits bios en circuit court. Sans oublier toutes les tournées de la plateforme régionale d’e-commerce mymarket.brussels, ouvertes aux commerçants des 19 communes.

Team grosses cuisses

 Le modèle d’Urbike, c’est d’aller où camions et camionnettes sont malhabiles. Voire malvenus.
Le modèle d’Urbike, c’est d’aller où camions et camionnettes sont malhabiles. Voire malvenus. ©ÉdA – Julien Rensonnet
Renaud Sarrazin, cofondateur d’Urbike.
Renaud Sarrazin, cofondateur d’Urbike. ©ÉdA – Julien Rensonnet

Le modèle d’Urbike, comme d’autres entités bruxelloises tels Hush Rush, Dioxyde de Gambette et Molenbike, ou des facteurs tractant les 100 remorques de bpost, c’est d’aller où camions et camionnettes sont malhabiles. Voire malvenus. "Pour Delhaize, nous desservons les toutes petites superficies dans des endroits inaccessibles, comme les stations de métro, les galeries, la commission européenne. Ils n’y disposent pas de local de stockage: on réapprovisionne plusieurs fois par jour". Un camion du grand distributeur débarque donc à la base anderlechtoise chaque matin et la "team grosses cuisses", comme se surnomme le peloton d’Urbike, assure le dernier km. "Pour Facq, notre agilité permet de livrer les chantiers disséminés dans tout Bruxelles", vante Sarrazin. "Tous les jours, un petit camion nous dépose la marchandise. Grâce aux remorques munies de freins, on peut convoyer 200kg ou 1m3. Nous leur construisons des tournées exclusives avec une remorque logotée. Les ouvriers du bâtiment sont parfois très impressionnés quand ils voient arriver un livreur en maillot et casque de vélo".

Le plan GoodMove bruxellois, qui limite le transit dans le Pentagone depuis août 2022, est une opportunité en or pour les cyclologisticiens. Chez Ziegler, Johan De Brauwer confirme: "Les demandes explosent". Renaud Sarrazin approfondit: "Ce plan a un effet accélérateur sur les demandes en livraisons. Avec lui, les autorités imposent une contrainte qui nous force à repenser le modèle. Sans quoi on reste sur ce qu’on sait faire". D’où une ruée sur les formations. Urbike est en effet le partenaire privilégié de Bruxelles Mobilité dans son projet Cairgo Bike. Ce plan lancé en 2020 repose sur 4,7 millions de fonds européens Feder, complétés par la Région bruxelloise pour atteindre 5,8 millions sur 3 ans, dont 500.000€ de primes à l’achat de vélocargos pour les particuliers et indépendants, mais aussi les communes et autres institutions régionales. "Elles marchent très très très bien", se félicite Charlotte Debroux, coordinatrice du projet Cairgo Bike chez Bruxelles Mobilité. "On a distribué quelque 170 primes et offert des formations à quelque 185 personnes". Urbike forme les professionnels alors que ProVelo se charge des particuliers. Charlotte Debroux: "On a reçu 950 demandes et ça va continuer". Renaud Sarrazin opine, qui prête des vélos de formation: "PME, Vivaqua, Proximus, médias, agents communaux à Ixelles, Evere, Jette pour l’entretien des espaces verts, la propreté publique, les bibliothèques… On a coaché 100 organisations, soit entre 350 et 400 personnes. On vise 250 entités différentes d’ici 2023: toutes les prévisions pourraient être explosées".

Fini, le nez sous le pot d’échappement

 Le pentacycle de Ziegler, unique, se gare sur les trottoirs et peut rouler sur les pistes cyclables.
Le pentacycle de Ziegler, unique, se gare sur les trottoirs et peut rouler sur les pistes cyclables. ©ÉdA – Mathieu Golinvaux

L’infrastructure cyclable qui s’améliore explique aussi l’engouement. Ziegler s’en félicite, qui assure avoir l’oreille des autorités. Ce qui ne semble pas toujours aussi simple en Flandre, où le logisticien espère pédaler à Gand, Bruges, Knokke ou Malines, avant d’atterrir à Liège et Charleroi. Outre les pistes rouges et ocres, le parking est dans le viseur. Parce qu’un cargo prend plus de place qu’un cadre classique. "CairgoBike vise 300 nouvelles places", dénombre Charlotte Debroux. "Via nos partenaires parking.brussels et BePark, on atteint déjà quelque 130 places créées". Mais quid d’un vaste hub régional en bordure de capitale où transiteraient camionnettes et vélos pour se passer le relais? "L’idée fait partie du plan Good Move et de la “shifting economy” régionale", les plans du gouvernement pour la mobilité et la transition vers une économie décarbonée à l’horizon 2050. Sans s’avancer, la spécialiste évoque des possibilités via citydev et le port de Bruxelles, "dont les missions concernent la logistique pour desservir Bruxelles". Un hub mutualisé, Renaud Sarrazin en rêve. "C’est une bonne idée car nous arrivons à notre limite". Des 300m2 actuels, Urbike peut envisager "1000m2 pour être confortable et ainsi automatiser le scan". Contrainte: "proximité des grands axes et du centre". Pas facile. Pas bon marché non plus.

Charlotte Debroux ne connaît pas le nombre de travailleurs en selle sur vélocargo à Bruxelles en 2022. C’est "frustrant". Mais selon elle, "vélocistes et professionnels témoignent de la diversité des secteurs concernés". N’empêche: en 2022, l’impact de la cyclologistique sur Bruxelles est déjà indéniable. Sur le plan environnemental d’abord. Même si les premiers résultats restent modestes. "Aujourd’hui, moins d’1% des livraisons urbaines dans Bruxelles se font par vélo", note Renaud Sarrazin. Le potentiel est énorme: le chercheur bruxellois Gilles Jacqmain observait en 2018 que le vélocargo pourrait délivrer 25 % des paquets en 2030. "L’objectif bruxellois est de 5% en 2025", reprend Sarrazin. De quoi réduire les émissions. "En Belgique, Ziegler fait circuler 150 à 170 véhicules chaque jour", calcule son directeur Johan De Brauwer. "Dans les villes, nous espérons remplacer toutes les camionnettes thermiques par des électriques. Surtout, on vise à remplacer 50% des volumes livrés en camionnette par le vélo". Prometteur aussi pour les poumons. "Nos relevés montrent que l’exposition d’un livreur cycliste aux particules fines est de 16 à 37% moindre en heures de pointe et de 20 à 45% moindre en heures creuses. En vélocargo, on n’a pas le nez sous le pot d’échappement. D’autant plus qu’on circule sur infrastructures séparées", relaye l’experte Charlotte Debroux. "C’est donc bien pour la planète, mais aussi pour les livreurs".

Haltères

 Urbike convoie les marchandises pour un fabricant de salles de bains, une marque de cosmétique internationale ou une cuisine de confection de sushis.
Urbike convoie les marchandises pour un fabricant de salles de bains, une marque de cosmétique internationale ou une cuisine de confection de sushis. ©ÉdA – Julien Rensonnet

Car le bien-être au travail aussi plaide pour le vélocargo. Renaud Sarrazin prend l’exemple du chauffagiste Chauffe Marcel "qui réalise 40% d’interventions en plus sans le stress"par rapport à la camionnette. Ou de ces techniciens cyclistes de Sibelga qui, "au lieu d’être critiqués toute la journée pour se garer sur les trottoirs et passages piétons, sont applaudis. Et rentrent chez eux sans maux de dos". Jasper Claesen, cycliste de Ziegler, ne dit rien d’autre. "Avant, j’étais agent de sécurité. Assis toute la journée. Je voulais être plus actif. Livreur cycliste, ça m’avait l’air très agréable. Aujourd’hui, même les automobilistes me laissent passer!"Son patron assure que "c’est bien plus facile d’engager des cyclistes que des chauffeurs poids lourds". L’homme reçoit des demandes d’embauche "tous les jours". Urbike se paye même le luxe d’entretiens assez poussés. "On ne peut pas se permettre d’apprendre le vélo aux candidats. Ils doivent aussi partager nos valeurs. Ils sont souvent le seul visage que rencontrent les clients de nos clients".

Le géant comme la coopérative sont d’accord: socialement, le secteur de la livraison doit rester droit dans ses chaussures à clips. « Nos vrais concurrents, ce sont les entreprises qui risquent de détruire le contrat social et qui nourrissent la précarisation des travailleurs, comme les plateformes ou certains géants hégémoniques. Leurs prix sont indécents », grince Renaud Sarrazin. « À de tels tarifs, la logistique est inconcevable. C’est de l’esclavage pour les livreurs. On l’a vu avec Deliveroo: des gens sont exploités. On est dans Ken Loach ». En Belgique, l’entreprise néerlandaise PostNL et le géant de la livraison GLS sont ainsi dans le collimateur de l’inspection sociale pour fraude. « S’ils arrivent à dormir en exploitant les travailleurs comme ça… ». Aux salariés et indépendants qui souhaitent le rester, Urbike ajoute donc quelques étudiants et des contrats Smart. Vélos et matos appartiennent à la coopérative. L’ancienneté du peloton est récompensée « par des contrats stables, un salaire revu à la hausse, des perspectives d’évolution dans la structure et une implication dans les projets de la coopérative». En clin d’œil aussi: des sacs banane branchés et chaussettes cyclistes colorées.

On le comprend, l’image du livreur barbu à casquette à l’ancienne ou de la livreuse cheveux au vent sous le casque n’a jamais été aussi cool. Ni profitable. « Ça donne une bonne image et c’est rentable », opine De Brauwer. « On est vraiment à un tournant. C’est dans l’air du temps », pense Charlotte Debroux. Qui relativise: « On ne va pas livrer du béton demain en vélocargo ». Quoique. Urbike assure avoir livré des transats, une piscine et… des haltères.

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