Frédéric Sojcher: notre cinéma, cette «machine à broyer»
Le réalisateur Frédéric Sojcher évoque les dysfonctionnements du cinéma belge francophone et de nos instances culturelles dans un livre qu’il qualifie de «suicide artistique», mais assume comme tel. Un témoignage qui vaut le détour.
Publié le 07-04-2021 à 07h00
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On peut donc être chargé de cours au sein de la prestigieuse université de la Sorbonne et être, dans le même temps, un «loser» aux yeux de son propre pays. Dans Je veux faire du cinéma (Petit manuel de survie dans le 7e art), un livre qui sortira vendredi, le cinéaste belge Frédéric Sojcher, 53 ans et exilé de longue date en France, témoigne des dérives du système de production des films en Belgique francophone. Et a, à son endroit, des mots forts puisqu'il évoque une «machine à broyer » où ce sont toujours les mêmes qui passent «à la caisse» cependant que les autres sont, au mieux, ignorés.
On dira que je suis aigri, mais je connais des dizaines d’autres réalisateurs dans le même situation, qui n’osent pas parler...
Formé (entre autres cursus) à l'INSAS, Frédéric Sojcher sait, il faut dire, de quoi il retourne puisque sur ces 12 dernières années, il a essuyé pas moins de… 15 refus de la part de la Commission de Sélections des Films (CSF) pour des projets parfois prestigieux, à l'instar de celui qui devait réunir, à l'écran, un duo formé de Michel Bouquet et Marie Gillain. «On pourrait dire, et c'est la grande perversité du système, estime le cinéaste, que j'étais à côté de mes pompes, et que mes projets n'étaient simplement pas bons. On ne manquera d'ailleurs pas, sans doute, de dire que je suis un aigri. Mais depuis près de 40 ans que je fais du cinéma, j'ai déjà vu l'un de mes films concourir en sélection officielle à Cannes, et un autre à Venise. J'imagine que ce n'était pas pour me faire plaisir uniquement. Par ailleurs, je suis loin d'être le seul dans ce cas: je connais des dizaines de cinéastes qui sont dans la même situation, mais n'osent pas parler, de peur de ne plus recevoir d'aides dans le futur.»
Pas à un refus près
Une réalité déjà rapportée dans ces colonnes, ou dans le reportage que le magazine #Investigation de la RTBF avait consacré au sujet en juin de l'année dernière. Frédéric Sojcher ne nourrit, lui, plus aucun espoir: « Ce livre est un suicide artistique, affirme-t-il, mais ce n'est pas si courageux, car après 15 refus, j'ai peine à imaginer que je puisse recevoir un financement à ma 16e ou 17e tentative. Autant, dès lors, que mon expérience serve à d'autres.»
Le réalisateur d'Hitler à Hollywood, qui avait fait tourner… Serge Gainsbourg dans un court-métrage alors qu'il n'avait que 18 ans (Fumeur de charme, 1985), veut surtout ouvrir le débat. Notamment au sujet du rôle ambigu et omnipotent joué, dans cette drôle de pièce, par le Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel (CCA), et sa CSF: «Ce sont des faits: entre 2010 et 2020, 40% des aides alloués par la CSF sont allées aux six mêmes maisons de production – ce montant monte même à 60% depuis la pseudo-réforme des commissions. Or, le système est ainsi fait que pour tourner un film en Belgique francophone, il faut avoir le financement de la CSF: c'est le seul guichet, et celui qui détermine toutes les aides économiques ensuite accessibles.»
Pour autant, il ne juge pas la pratique forcément consciente, ni volontaire. Celle-ci résulterait davantage, à l'écouter, de l'inévitable entre-soi dans lequel baigne notre cinéma: «Et le constat vaut aussi pour la France, tempère-t-il. À la différence près qu'en France, on peut monter un film sans passer par le CNC (NDLR: le Centre National du Cinéma). Pas chez nous. Et comme il n'y a pas assez d'argent pour tout le monde (NDLR: en 2019, la CSF a attribué pour 9,5 millions€ d'aides), la tentation est grande de descendre un projet qu'on ne veut pas voir passer pour permettre à d'autres d'être aidés. Et de lui trouver, alors, tous les défauts du monde. »
J’ai assisté, en commission, à des séances d’humiliation comme je n’en ai jamais vu ailleurs
On entre alors dans une stratégie d'élimination: « On joue les snipers, ose notre homme. Et j'ai moi-même participé à ce ''jeu'' quand j'ai été membre de la Commission, ce que je regrette aujourd'hui. Il y a, dans ce système, qui tient à mes yeux de l'ultralibéralisme, une forme de machine à broyer où se côtoient deux cas de figure: les réalisateurs et producteurs connus qui, vaille que vaille, arrivent à vivre de ce système, souvent avec talent; et les autres, comme moi, qui voient tous leurs projets refusés et sont pris dans ce rouleau d'étranglement.» Avec violence, même, parfois: « Je n'ai jamais aperçu, lors des délibérations que je peux avoir avec mes collègues français au moment de juger les mémoires de nos étudiants, une cruauté pareille à celle que j'ai parfois vue en commission à l'encontre de cinéastes venus présenter leurs projets. J'y ai assisté à des séances d'humiliation comme je n'en ai jamais vu ailleurs.»
«Je veux faire du cinéma (Petit manuel de survie dans le 7e art)», Frédéric Sojcher, Genèse Édition, 184 p., 14€. Sortie le 9/4.

Il évoque ainsi l’écart gigantesque qui existe, dorénavant, entre les montants alloués au titre d’aides culturelles (essentiellement via le CCA) et ceux, plus importants, accordés au titre d’aides économiques, lesquelles sont principalement issues du Fonds Régional d’Investissement Wallimage et du tax-shelter, un mécanisme d’abattement fiscal qui bénéficie aux entreprises qui soutiennent les films tournés en Belgique et qui y «produisent de la richesse».
Conséquence: la Commission de Sélection des Films aurait tendance à soutenir, en priorité, des réalisateurs et producteurs qui ont déjà «fait leurs preuves par le passé», estime Frédéric Sojcher, qui y voit toutefois un vrai danger pour la diversité de notre cinéma: «Il y avait, dit-il, davantage d'humanité par le passé.Les Dardenne le reconnaissent eux-mêmes: leurs deux premiers films ont été des échecs, tant commerciaux que critiques. Ils ont pourtant été aidés, à l'époque, par la Commission pour réaliser le troisième: ça a été La promesse. Et le début de l'immense carrière qu'on leur connaît. Or, sans cette nouvelle chance, leur filmographie se serait probablement arrêtée là, et ils n'auraient jamais récolté les palmes et lauriers dont tout le pays, notamment la Fédération Wallonie-Bruxelles, s'est ensuite enorgueilli. Je suis convaincu qu'aujourd'hui, ils ne recevraient pas cette chance. »
On va retenir un projet qui plaît moyennement plutôt qu’un projet qui divise; or, c’est ce qui a fait la réputation de notre cinéma
De la même façon, tout projet audacieux, voire irrévérencieux, à la C'est arrivé près de chez vous aurait bien peu de chances, lui aussi, d'être soutenu, de son point de vue: «En Commission, le système, qui veut qu'on vote à la majorité, fait qu'on va plutôt retenir un projet qui plaît moyennement qu'un projet qui divise. Or, ce sont souvent ceux-là qui s'avèrent les plus intéressants. Et qui ont fait, historiquement, le charme et la réputation de notre cinéma. »