«Christian de Duve était un visionnaire»
Des années que Pierre Courtoy, professeur de biologie cellulaire à l’UCL, connaissait le prix Nobel belge Christian de Duve, décédé samedi à l’âge de 95 ans. Il évoque un visionnaire, devenu un sage, et pour tous un exemple.
Publié le 06-05-2013 à 14h47
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Pierre Courtoy, vous êtes professeur de biologie cellulaire à l'UCL. Vous avez bien connu Christian de Duve…
Dès mes études de médecine, j'ai été accueilli comme étudiant-chercheur au laboratoire de Christian de Duve. C'était assez impressionnant. Imaginez la scène : on m'avait confié une expérience très difficile et 50 personnes avaient les yeux rivés sur moi pendant mes explications. Et tout à coup, Christian de Duve me lance un «Nul doute que vous allez réussir!» C'était le plus sûr moyen d'obtenir le meilleur de moi-même. C'est parce que de Duve exigeait l'excellence pour lui-même qu'il pouvait aussi l'attendre de ses collaborateurs.
L’un de ses phrases préférées lui venait d’ailleurs du directeur du Rockefeller Institute : «Sélectionnez les personnes les plus talentueuses que vous pouvez, puis faites-leur confiance». Quand vous êtes honoré d’une telle confiance, vous ne pouvez que grandir. Sans compter que ce Belge était un visionnaire. Il avait une pensée extrêmement originale, et pas seulement dans son champ scientifique, comme il l’a montré dans ses derniers livres.
Quelle était son originalité?
Ce qu'il faut d'abord retenir de lui, c'est sa manière d'étudier les cellules. Avant lui, on savait en gros que les cellules étaient constituées d'un noyau et d'un cytoplasme, en quelque sorte «la tête et le corps». Mais jusque-là, on ignorait comment le cytoplasme – alors une sorte de boîte noire – était structuré, pouvait à la fois digérer et assembler, était contrôlé…
Qu'a fait Christian de Duve? Il a ouvert cette fameuse boîte noire tout en développant un cadre conceptuel et une méthode d'analyse pour permettre à d'autres d'étendre ses travaux. En cela, c'était un vrai pionnier. Mais l'originalité de sa pensée s'est ensuite étendue à l'origine de la vie, et aux implications des connaissances en biologie pour les choix personnels et sociétaux.
Quand on se penche sur ses recherches, deux mots reviennent souvent: lysosome et peroxysome…
Oui, ces mots résument bien deux découvertes, mais pas tout leur potentiel. Un lysosome, c'est la petite partie de la cellule dont la fonction s'apparente à un centre de recyclage. A l'échelle du corps humain, on pourrait dire qu'elle a le même rôle que l'estomac. Attention, à l'époque, ce n'est pas le lysosome que Christian de Duve cherchait. Ce qu'il voulait au départ, c'était comprendre comme l'insuline agissait sur le foie. C'est dans ce cadre qu'il est tombé sur une observation curieuse, sur le bord du chemin… qui a abouti à la découverte qu'on connaît.
Il a eu l’intelligence de reconnaître le potentiel de cette observation - de se dire «Je tiens là un énorme os de dinosaure, je ne peux pas laisser passer ça» si vous permettez la métaphore - puis de se laisser guider par ses découvertes. Après, de Duve et ceux qu’il a inspirés ont cherché à en comprendre la signification pour de multiples facettes de la vie et pour de nombreuses maladies.
Le mot qui définit au mieux sa riche carrière : comprendre?
Exactement. Une anecdote illustre bien sa manière de voir. Christian de Duve et Paul Janssen, fondateur d'une grand entreprise pharmaceutique belge, ont un jour été amenés à répondre à la question : « Une nouvelle maladie apparaît, que faites-vous ? » Paul Janssen répondit qu'il essaierait tous les médicaments existants ; Christian de Duve ajouta finement: « Je tenterais de comprendre la maladie pour prédire quel médicament pourrait agir au mieux. » C'est ce qu'on appelle la thérapie rationnelle.
Son prix Nobel était-il mérité?
Sans hésitation ! Il l'a d'ailleurs partagé en 1974 avec deux scientifiques de très haut vol (Georges Palade et Albert Claude, aussi un belge) qui ont fondé le champ de la biologie cellulaire. Sans cela, on ne comprendrait ni l'athéromatose (donc les maladies cardio-vasculaires), ni les maladies infectieuses, pour ne citer que ces deux exemples.
Quoiqu’il en soit, ce prix a été pour lui une chance extraordinaire. Il lui a permis de recueillir les moyens nécessaires à la création d’un centre multidisciplinaire, aujourd’hui baptisé « Institut de Duve ». Un institut qui, dans son mode de fonctionnement, en a inspiré bien d’autres. Il avait ce don de susciter l’intelligence et l’action collectives !
Et vous, en tant que chercheur, que retenez-vous de cet homme?
D'abord, l'obligation de comprendre, et donc – d'abord - de s'informer, de tester, d'interpréter et de se critiquer. Chaque question évoque une nouvelle question. De là, on pourrait croire que la quête de la connaissance est vaine. Et pourtant, la connaissance ne peut que progresser. C'est grâce à elle qu' on peut poser des actes libres et responsables. C'est d'ailleurs une philosophie de vie: la méthode scientifique peut inspirer tout le monde. Prenons la politique, la «gestion de la cité». Des expériences sont souvent déjà faites ailleurs : pourquoi ne pas s'en inspirer? C'est si rare que les dirigeants politiques effectuent cette démarche : comprendre sans « réinventer la roue ». de Duve examinait attentivement les publications disponibles avec son sens critique affûté avant de se lancer.
Ensuite, la responsabilité de l’excellence: c’est le prix de la liberté de chercher. Enfin, la dette à la société qui soutient ces recherches : dans son cas, c’était la médecine et sa devise «mieux comprendre pour mieux guérir». Telle était son éthique.