Bernard Yslaire: la beauté pour seul Graal
Bernard Yslaire, dit Yslaire (de Waterloo), est l’auteur de la saga mythique «Sambre». Il revient avec un nouvel album et une exposition au Sablon.
Publié le 05-11-2016 à 05h00
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Bernard Yslaire est le fruit d’une vendange tardive: il a commencé à être heureux lorsqu’il a eu 55 ans. Exactement l’inverse d’un certain Hergé qui lui avait un jour confié qu’il avait commencé à être heureux lorsqu’il avait arrêté de dessiner.
C'est à Waterloo que vous pouvez croiser cet habitant un rien atypique pour le coin, et dont la boucle d'oreille et les bijoux massifs ont parfois suscité l'étonnement des camarades d'école de ses trois enfants. Yslaire a grandi à Bruxelles et y a vécu très longtemps. Une ville qu'il adore. En bon Bruxellois, c'est un peu par accident qu'il s'est retrouvé à Waterloo, lui qui rêvait d'habiter Barcelone. Mais quand on a son bureau dans sa maison, «force est de constater qu'une maison entourée de jardins, c'est quand même mieux qu'un jardin entouré de maisons», explique-t-il. Et quand il est dans son antre, mieux vaut ne pas déranger la bête. Réfugié sous les toits de sa maison, dans son atelier, l'artiste est inaccessible aux pauvres mortels que nous sommes, il est dans sa bulle. «Je suis à l'intérieur de moi. C'est parfois difficile pour mon entourage, il ne faut pas franchir la porte de mon atelier car je suis dans un autre espace-temps.»
Très loin des auteurs de bandes dessinées qui déclenchent la franche rigolade, Yslaire est devenu célèbre pour avoir signé la série culte et tragique «Sambre» qu’il poursuit encore aujourd’hui.
Il compare son parcours professionnel à un véritable voyage initiatique. Un périple, fait de joies et de douloureux apprentissages. Ce premier de classe issu d’une famille d’intellectuels bourgeois est un précoce. Il dessine sa première BD à 7 ans. À 12 ans, il hésite à devenir dessinateur de BD ou ingénieur en aéronautique. Un an plus tard, le gamin devient un adolescent rebelle, vire hippie, et fréquente une frange marginale du monde de la BD de l’époque. Yslaire vit à fond le «flower power» comme un geste politique, et il dessine Bidouille, son «océan de pureté», comme il dit. Ce premier personnage, paru en 1981 dans Spirou («Bidouille et Violette») est son exacte antithèse, à mille lieues de «Sambre» aussi, mais il ne le renie pas pour autant. Que du contraire.
C'est le personnage de Sambre, qui va changer sa vie. Il a 29 ans, et le succès est énorme. C'est une révélation. «C'est un sentiment indescriptible. Grisant. Tout à coup vous comptez pour un tas d'inconnus…» Mais «Sambre» devient aussi rapidement un fardeau. Malgré le succès, les années noires arrivent. Il réalise peu à peu que son œuvre est comme un rêve prémonitoire qui déterre de lourds secrets familiaux (voir ci-dessous). Yslaire est un écorché vif. «Parfois mon œuvre est douloureusement proche de moi…» Pour ne plus souffrir, il travaille sur d'autres projets. Avant d'y revenir…
Parce qu’il dessine cette histoire avec son sang, Yslaire prend tout son temps. Il ne fait que ce que son crayon lui dicte. Sept albums en trente ans… le marketing attendra. Les lecteurs aussi. Un luxe inouï qui ne peut s’expliquer que par la qualité rare du travail accompli. En grand observateur de la comédie humaine, Bernard Yslaire travaille ses personnages à fond pendant des mois, par le dessin, uniquement. Il les habille et les déshabille pour les connaître et les faire vivre. Il les crée, les défend dans leur psychologie, avec une empathie extrême. Jusqu’à ce qu’ils prennent vie, indépendamment de lui. Chez Yslaire, tout est dit dans le dessin. Chaque case de chaque planche est un tableau, une démonstration de son talent et de son goût pour le beau. Pour peu, les textes seraient presque superflus.
Cette démarche professionnelle représente aussi un travail sur lui-même, éreintant, mais «cela me permet d'avancer et de mieux comprendre le monde. J'ai beaucoup grandi. Moi, je suis handicapé à la base.» Et s'il a aujourd'hui, à bientôt 60 ans, repris le crayon pour définitivement faire un sort à «Sambre», c'est qu'il a finalement réussi à dénouer les fils de ce destin qui lui a tant serré les tripes. L'homme est aujourd'hui heureux et léger, plus qu'il ne l'a jamais été.
Alors, il cite Hillel Hazaken, un sage, contemporain d'Auguste, dont il observe les enseignements: «Si je ne suis pas moi-même, qui le sera pour moi?»