L’immigration italienne à Rebecq: «Au début, la peur de l’inconnu...»
Patricia Venturelli et Marino Marchetti expliquent l’itinéraire escarpé de leurs familles italiennes, 75 ans après les Accords charbon.
Publié le 23-06-2021 à 07h04
Que reste-t-il des Accords charbon, qui prévoyaient d'échanger de la matière première belge contre de la main-d'œuvre italienne? À Rebecq, les effets sont peut-être plus importants encore qu'ailleurs, avec une bourgmestre, Patricia Venturelli, et un président du CPAS, Marino Marchetti, issus de cette «intégration» italienne. «Mon père et son oncle venaient du même village de Monghidoro, en Émilie-Romagne, et sont arrivés ici en même temps», explique le second, plein d'admiration, au moment de raconter une histoire… peu banale.
Patricia Venturelli et Marino Marchetti, pourquoi vos familles ont-elles accepté de rejoindre la Belgique?
M.M.: Le village avait été détruit par la guerre, il ne restait plus rien. C'était la misère pour ses habitants.
P.V.: Certains disaient même qu'ils n'avaient pour ainsi dire jamais vu d'argent de leur vie. Tout fonctionnait grâce au troc. Un morceau de cochon contre des œufs.
Et comment ont-ils été recrutés?
M.M.: Ils allaient à la messe tous les dimanches et une personne est venue les voir à la sortie de l'église pour leur proposer un emploi. Quand mon père a raconté ça à mon grand-père, ce dernier s'est mis à pleurer en lui expliquant qu'il n'avait plus rien à lui donner. On pense toujours que les Italiens mangeaient beaucoup de pâtes, mais c'était trois fois par an à cette époque. C'était un luxe. Le reste du temps, c'était de la polenta à base de châtaigne.
P.V.: Mon parrain (et oncle) non plus n'a pas eu le choix. Mon grand-père paternel avait une grave blessure encourue pendant la guerre. En tant que fils aîné de la famille, il a dû payer l'hôpital et nourrir tout le monde. Ils ont donc accepté la proposition.
M.M.: Ils ont fait un voyage en je ne sais pas combien de jours, en changeant trois fois de convoi, dans des wagons similaires à ceux utilisés pour déporter les juifs à Auschwitz, vous voyez? Avant d'arriver à la gare de Bologne (au départ), mon père n'avait jamais vu un train de sa vie.
P.V.: Ils avaient tous le même objectif: gagner de l'argent et l'envoyer au pays pour aider les proches, puis retourner en Italie.
M.M.: C'est d'ailleurs grâce à cet argent que mon père a pu se construire une petite maison, donc certains ont réussi.
Où étaient-ils hébergés?
P.V.: Quand ils ont accepté l'emploi, ils ne savaient même pas où ils allaient loger.
M.M.: Ils sont restés dans des baraquements militaires qui avaient servi pendant la guerre. Maintenant, c'est à cet endroit que se trouve le trou de la carrière.
P.V.: Ils dormaient sur des matelas en paille, la vie n'était pas facile pour eux. En plus, tout se payait à la cantine. Si tu voulais du sucre, il fallait sortir de l'argent.
M.M.: Ils ont travaillé dans les carrières et beaucoup sont ensuite retournés car ils ne se plaisaient pas. Puis d'autres sont restés, comme nos familles. Enfin, mon père avait fait venir ses deux sœurs, dont l'une avec son mari. Elles sont retournées au pays mais pas mon père, qui a rencontré ma mère ici, une Belge de Quenast.
P.V.: Moi, du côté maternel, c'est mon grand-père qui est venu en premier, alors que son frère était arrivé à la fin des années 1920, presque laissé pour mort par le régime fasciste. Ma maman est née en Italie, dans la région du Veneto, en 1945 et est arrivée en Belgique en 1946. Avec mon père, ils se sont rencontrés en Belgique.
Ces couples belgo-italiens n’étaient probablement pas bien vus, au départ?
M. M.: Mes grands-parents maternels n'ont pas tout de suite accepté que leur fille soit en couple avec un Italien, ça n'a pas été facile.
Et vous, vous avez été victimes de racisme, dans votre enfance, en tant que fille et fils d’immigrés?
M.M.: Mon papa m'a toujours dit qu'il fallait faire attention, car on n'était pas chez nous en Belgique, qu'il fallait bien se comporter. À l'école primaire, on m'a bien appelé «macaroni», mais je n'ai pas vraiment connu de discrimination. La moitié de ma classe était d'origine italienne, je n'ai pas ressenti d'hostilité.
P.V.: C'était plus difficile pour nos parents, car il y a eu la peur de l'inconnu au tout début.
À la maison, vous parliez italien?
P.V.: Non, chez moi c'était toujours en français. Mon père parlait dans un dialecte italien avec ses frères, mais pas avec nous. Quand j'étais petite, je ne me suis même pas inscrite aux cours d'italien, je n'y voyais pas l'intérêt. Mes grands-parents se sont toujours débrouillés pour parler français, ils voulaient s'intégrer le plus vite possible et permettre à leurs enfants, qui allaient à l'école, de continuer à parler la langue française. L'italien, je ne l'ai appris qu'en vacances ou en écoutant de la musique. Moi, à vrai dire, je ne me sentais pas Italienne quand j'étais petite. Je ne comprenais pas quand je devais indiquer que j'avais la nationalité italienne, alors que j'étais née en Belgique. J'allais parfois en vacances, là-bas, mais ma vie était ici. Mes oncles, mes tantes et quelques cousins.
Mais vos parents ont essayé de vous inculquer la culture italienne?
P.V.: Nos parents sont arrivés en Belgique avec l'idée qu'il fallait s'intégrer et travailler dur. C'est ce qu'on m'a enseigné. Ils voulaient qu'on ait davantage que ce qu'eux avaient eu. À côté de ça, ils ont toujours été impliqués dans plein de choses pour conserver leur identité italienne. Mon père était dans l'association Émilie-Romagne de Tubize-Rebecq, mon grand-père paternel faisait partie de l'association Les 3 Venise.
M.M.: Moi, je me souviens que mon père achetait tous les jours un journal italien. L'Unità, le journal du Parti communiste italien.
P.V.: Mon père, lui, achetait tous les mardis LaGazzetta dello Sport pour suivre le football italien. C'était le journal du lundi qui arrivait le mardi en Belgique.
75 ans plus tard, vous êtes bourgmestre et président du CPAS de Rebecq. Est-ce qu’on peut dire que l’ascenseur social fonctionne bien en Belgique?
M.M.: Mon père est mort il y a pas mal de temps, il n'a vu que les débuts de ma «carrière politique». Il était content. Il avait un commerce, donc la décision de faire de la politique, c'est moi qui l'ai prise. Il était fier de moi.
P.V.: Quand je me suis lancée en politique, j'ai demandé leur avis à mes parents et ils m'ont répondu que je faisais ce que je voulais. Mais j'ai senti une certaine fierté quand même. Mon père m'a vue devenir bourgmestre faisant fonction. Il est décédé au mois de mai 2018, avant les dernières élections, il n'était pas présent quand je suis devenue bourgmestre. Il était fier, même s'il ne l'exprimait pas toujours. Ma mère était triste que mon père ne soit plus là pour ma prise de fonction, elle m'a dit qu'il aurait été très fier.