"À l’idée de revenir manifester ici, je n’ai pas dormi": un an après les violences contre les ados, les policiers toujours pas inquiétés
Le 24 janvier 2021, des dizaines de jeunes sont arrêtés sans raison après une manif contre "la justice de classe". Insultes, intimidations et coups s’ensuivent aux casernes d’Etterbeek. Un an plus tard, les policiers responsables sont identifiés. Mais pas inquiétés. Ados, parents, proches et collectifs s’indignent: ils exigent que la justice se mette enfin en marche.
Publié le 22-01-2022 à 18h04 - Mis à jour le 22-01-2022 à 19h09
"Je suis dans le noir, le froid, avec une angoisse qui grandit. 10 policiers entrent dans la cellule, en armure. Ils nous menacent, nous insultent. Ils appellent Pirly. Je me dis que mon ami va sortir. Mais ils le tabassent. Ses cris de douleur me transpercent le corps. Je n’arrive plus à bouger".
Cette nuit du 24 janvier 2021, Simon se l'est rejouée encore et encore depuis un an. Elle a changé sa vie tranquille d'écolier bruxellois plutôt privilégié. Avec ses amis, le jeune homme s'est retrouvé encabané après une manif… contre les violences policières. Rappelez-vous : ils sont 245, dont 86 mineurs, à avoir été arrêtés sans distinction à la Gare Centrale. L'affaire a été très médiatisée. Sans doute aussi parce qu'il n'y avait pas dans la masse que des jeunes racisés des quartiers. Simon avait 16 ans. Pour se souvenir, demander justice, l'ado et ses potes ont réuni quelques centaines de personne ce 22 janvier. Car un an plus tard, les policiers responsables de ces violences ne sont toujours pas inquiétés (lire cadrée).
«Ça pue la femme, ici!»
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"Nous sommes une goutte dans l’océan des violences policières", remarque le ket. En pleurs, il quitte l’estrade symboliquement dressée là où tous se sont fait embarquer sans distinction, piégés dans une nasse policière que leurs proches qualifient de "disproportionnée".
Émile relaye Simon au micro. "À l’idée de revenir manifester ici, je n’ai pas dormi la nuit dernière", confie la jeune fille, victime de propos sexistes dans le fourgon qui l’emmène aux casernes d’Etterbeek. "Un policier a eu cette belle phrase: “Ça pue la femme, ici!”" Dans la cellule, les intimidations pleuvent. Les policiers plantent devant la cellule pour que les filles ne puissent filmer les coups qui pleuvent en face. "Ils nous ont dit: “Vous voulez avoir les mêmes droits que les hommes? Eh bien vous allez voir! Ici, vous n’avez ni droit, ni liberté”".
Ce n’est pas une manif anti-police. Les quelques policiers violents et racistes doivent être sanctionnés. Ils sont identifiés mais toujours en fonction. […] 10 de leurs collègues ont même témoigné contre eux.
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Parents, ados, avocats, sympathisants, activistes de collectifs comme Les Madre de Saint-Gilles: tous exigent la fin de l’impunité. Alexandre Pycke, papa de Simon et organisateur de la manif, rappelle: "Ce 24 janvier, il y a 450 policiers pour 160 jeunes. Ils utilisent chiens et sprays, déploient un hélico. Ils prennent tout le monde sans distinction. Les manifestants, mais aussi les jeunes qui sortent de la gare ou du fast-food, ceux qui profitent d’un dimanche dans le centre". L’homme est amer, pas fataliste. "Ce n’est pas une manif anti-police. Nous voulons que les quelques policiers violents et racistes coupables des dérapages soient sanctionnés. Ils sont identifiés mais sont toujours en fonction. Il y a pourtant une trentaine de plaignants dans ce dossier. 20 signalements ont été faits au Comité P par des victimes emprisonnées ce soir-là. 10 policiers ont même témoigné contre leurs collègues. Mais rien n’est fait. Cette impunité jette le discrédit sur toute la police".
C’est ce que dit Catherine, maman d’une jeune ado incarcérée ce soir-là. "Quand je suis allée la chercher à sa sortie de cellule, les policiers m’ont dit: “Si vos enfants sont ici, c’est qu’il fallait mieux les éduquer”". Selon cette mère, c’est un peu l’hôpital qui se moque de la charité. "Ces faits ne peuvent pas rester tabous. Ils doivent avoir des répercussions, dans la formation des policiers".
«Le bourgmestre parlait avec condescendance»
Avec une sérénité confondante, Pirly prend à son tour le micro. Ses plaies sont soignées. Pas sa psyché de 17 ans. "Il y a un an, j’avais encore la conviction que les policiers étaient là pour me protéger. Mais maintenant, quand j’en vois un en rue, je me demande toujours si ce n’est pas moi qui dois me protéger d’eux". Il note qu’"un seul policier" lui a proposé un mouchoir alors qu’il avait le visage en sang. "L’ironie, c’est que j’avais toujours rêvé de rouler dans un véhicule toutes sirènes hurlantes. C’était pas vraiment comme dans mes rêves". Modeste et lucide, il termine: "Je ne veux plus jamais me retrouver dans cette situation. Et je ne le souhaite à personne d’autre. Il faut déconstruire cette police inhumaine, raciste et violente. Je voudrais être superman, mais je ne le suis pas". Alors comme ses potes, il renvoie la balle à la justice.
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L’ironie, c’est que j’avais toujours rêvé de rouler dans un véhicule toutes sirènes hurlantes. C’était pas vraiment comme dans mes rêves.
Alexandre, 17 ans à l’époque, quant à lui "ne prendra plus le risque de contacter la police". Désabusé, il est. "Nous sommes allés voir le Bourgmestre. On n’a pas eu d’excuse. Il nous parlait avec condescendance. Je ne comprends pas comment ces policiers peuvent faire ce qu’ils font puis rentrer chez eux prendre leurs enfants dans les bras". Dans le parterre de cette manif, les yeux de mamans, de papas, de copains d’écoles, de curieux, d’activistes, se troublent de larmes.
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Avocate de plusieurs plaignants, Selma Benkhelifa semble furibarde tant ce dossier patine. "Mon métier dans le cadre de violences policières, c’est frustrant". Elle pourrait se résigner, mais ne s’y résout pas. "Un seul policier violent, c’est un de trop", tempête-t-elle. "Si un prof tabasse un élève dans une école, il est viré dans l’heure. Pourquoi c’est pas la même chose dans un commissariat?" Pourtant, "ce n’est pas une affaire de grand banditisme, avec ramifications en Colombie, qui exigent une enquête de plusieurs années: les policiers violents sont identifiés".
Ce n’est pas une affaire de grand banditisme, avec ramifications en Colombie, qui exigent une enquête de plusieurs années: les policiers violents sont identifiés
Impunité "intolérable"
Dans ce dossier précis, après la plainte au civil d'Alexandre Pycke, l'ambition des parents était de se constituer partie civile collectivement pour "enclencher l'action publique et enquêter sur les infractions". Mais le 9 mars 2021, le juge d'instruction n'a pas reçu leur plainte collective. Ce qui a déforcé le dossier. Et depuis? "On brasse du vent, malgré des dénonciations en interne par des policiers, des plaintes d'une dizaine de parents, des alertes au Comité P", peste Selma Benkhelifa. "Il y a un blocage au niveau judiciaire. Un juge finira par décider le non-lieu comme c'est souvent le cas des violences policières". Conséquence: "Un sentiment d'impunité intolérable, mais qui perdure".
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Patricia Van Der Smissen aussi défend certains parents. Elle déplore que le dossier n’ait pu être envoyé à l’instruction mais assure que "le parquet enquête". En juin, l’avocate a demandé des devoirs d’enquête complémentaires, estimés justifiés. "J’ai pu faire copie du dossier. Deux hommes du Comité P sont dessus. Toute la question sera de savoir ce que fait la Justice de tout ça".
Les policiers violents reconnus sur photos
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Pour l’avocate, aucun doute: "le procureur aurait de quoi inculper les policiers et leurs autorités, la zone de police et le Bourgmestre de Bruxelles". Le dossier le prouve: "victimes et témoins ont reconnu les policiers violents sur un panel de photos". Tout est consolidé par la plainte de 10 confrères en bleu, "c’est assez rare".
À Bruxelles, les personnes racisées peuvent craindre de sortir de chez eux. Car les policiers ont tendance à se protéger entre eux
À l’instar de nombreux activistes, Patricia Van Der Smissen déplore qu’en 2022 à Bruxelles, "les personnes racisées peuvent craindre de sortir de chez eux. D’autant que je le répète souvent: les policiers ont tendance à se protéger entre eux". Pour que toute la lumière soit faite sur les événements de la cellule 4 des casernes d’Etterbeek, l’avocate promet: "On va attaquer Bourgmestre, Zone de Police et État belge au civil. Car Philippe Close assume. Il a félicité ses troupes pour leur action lors de la manif".
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