Bernard Crutzen à propos de «Ceci n’est pas un complot»: «Je vois mon film comme un contrepoids»
Suivi par le public, vilipendé par les médias, le documentariste Bernard Crutzen répond aux critiques adressées à son film «Ceci n’est pas un complot». Vraiment?
Publié le 13-02-2021 à 08h00
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C'est, pour paraphraser une émission de la RTBF, ce qui fait débat: dimanche dernier, le réalisateur belge Bernard Crutzen a mis en ligne Ceci n'est pas un complot, un film dans lequel il interroge la façon dont les principaux médias du pays auraient alimenté, à l'excès, le climat anxiogène régnant autour de la crise sanitaire. Un long-métrage documentaire trop vite comparé à Hold-Up, largement plébiscité par le public (on approchait hier le million de vues, ça n'est pas neutre), mais vilipendé par (entre autres) le monde médiatique et dont se sont rapidement détachés certains de ses intervenants comme Marius Gilbert ou l'anthropologue Jacinthe Mazzocchetti, qui a estimé que Bernard Crutzen avançait « la thèse d'une propagande médiatique, consciente, malveillante, unilatérale ». D'autres lui reprochent « un parti pris», son «montage excessif», qui tiendrait de «la manipulation», ainsi que des « erreurs factuelles », à l'instar d'Emmanuel André. Nous avons joint son auteur afin de lui permettre de réexpliquer ses intentions réelles, mais aussi de répondre à ses détracteurs.
Bernard Crutzen, avec «Ceci n’est pas un complot», on est dans un documentaire ou un reportage d’investigation? On a l’impression d’être entre deux eaux?
Oui, c’est ce qui n’a pas été compris. J’ai été formé à l’IHECS (NDLR: l’école de journalisme implantée à Bruxelles, après avoir été créée à Tournai), j’ai une carte de presse, mais mon métier, c’est documentariste. Je fais ce que j’aime appeler du cinéma du réel. Ça veut dire que pour ce film comme pour les précédents, il y avait un scénario, qui a connu des dizaines de versions, et de la mise en scène. Par contre, c’est un sujet qui, contrairement à d’autres, a nécessité un travail d’investigation: j’ai dû faire beaucoup de recherches, si bien que ça s’apparente aussi à de l’investigation. Donc, oui, c’est un mélange des genres qui m’a déjà valu beaucoup de critiques. Il paraît qu’on «ne peut pas faire ça». Mais moi, je suis très mal à l’aisavec les «on ne peut pas». On fait bien des voitures hybrides, pourquoi, dans nos métiers, ne pourrait-on pas faire des films hybrides?
Cette confusion des genres ne correspond-elle pas à une grammaire que les médias que vous décriez dans votre documentaire utilisent, eux aussi, dans leur travail au quotidien: ce que vous faites ici n’est pas très différent de ce qu’on peut voir dans un numéro de «Cash Investigation» (France 2) ou d’ «#Investigation» (RTBF), non?
Oui, et je pense que je suis en train d’essuyer les plâtres pour beaucoup de gens, que le film cristallise beaucoup de questions qui étaient en suspens. Dans le même ordre d’idée, on me reproche mon manque d’objectivité. Et ça me fait sourire, parce qu’un journaliste n’est jamais vraiment objectif, même s’il y tend. Quand il arrive sur un sujet, même un fait divers, il a toujours une idée en tête de ce qu’il va traiter. C’est flagrant sur certaines chaînes, où l’on voit bien qu’ils vont vers les interlocuteurs qui vont les conforter dans une idée préconçue. Donc, quand on me demande si mon film est partisan, je réponds que oui: j’avais un a priori que j’ai essayé de confirmer. Mais j’ai aussi mené des recherches qui n’ont rien donné et que j’ai abandonnées, faute de faits avérés.
Ce qui est très étonnant, c’est que mon film précédent, je l’ai fait exactement comme celui-ci. Et que ce film a reçu les plus grands éloges, notamment le… prix de la presse
On vous reproche d’avoir usé et abusé du montage pour corroborer votre thèse initiale: monter, c’est tricher?
Non, c'est juste le langage cinématographique: on monte, on coupe, on mélange. L'émission qui a fait le succès de la RTBF, Strip-Tease, ce n'est que ça, du montage. Le montage, c'est juste un langage utilisé par tous les docus. Ce qui est très étonnant, c'est que mon film précédent, Malaria Business, je l'ai fait exactement comme celui-ci, en alignant des bouts d'interviews de différentes personnes, de l'OMS, de profs, des victimes. Et ce film a reçu les plus grands éloges, notamment le… prix de la presse. Et ici, je fais le même film, sur un sujet plus délicat parce que je m'attaque aux médias, et d'un coup, tous les procédés que j'utilise depuis toujours sont décriés…
… alors qu’ils les utilisent eux-mêmes?
Oui, voilà. C’est très flagrant notamment lors des micros-trottoirs, dont les chaînes sont si friandes. Qui va-t-on interviewer? D’abord les gens qui acceptent de donner leur avis. Et puis, au montage, on va enlever ceux qui ne s’expriment pas très bien. Et finalement, on va garder les trois ou quatre punchlines qui nous arrangent bien pour le sujet, et passer sous silence le fait qu’au montage, on a viré ceux qui ne rentraient pas exactement dans ce qu’on voulait dire. Donc, oui, le montage, c’est juste un procédé.
N’y a-t-il pas, toutefois, un peu de manipulation de votre part? On pense à la vidéo d’Elio Di Rupo, venu évoquer les chiffres biaisés des décès covid dans les homes: ce qu’il dit dans cette caméra cachée diffusée par le site de La Dernière Heure n’avait rien d’un scoop, d’autres l’avaient déjà dit, et de façon plus officielle. En présentant la chose comme s’il s’agissait d’un secret soudain révélé par ce biais un peu singulier, ne renforcez-vous pas artificiellement l’idée d’un complot sous-jacent?
Oui, j’ai commis des erreurs, je le reconnais. C’’était un film compliqué à monter, car l’actualité m’obligeait à revoir le scénario tous les jours. Puis, à un moment, j’ai dû me lancer et y aller. J’aurais pu présenter la chose autrement, mais ce qui m’intéressait, c’était de voir un média comme la Dernière Heure, qui vit aussi avec des subventions publiques, oser s’en prendre à un personnage important que celui-là. C’était plus fort que la communication officielle de Sciensano. Je ne sais pas si on appelle ça de la manipulation, mais moi j’aime aussi qu’un documentaire soit interpellant, voire amusant, et je trouvais cette séquence incroyable.
Madame Mazzocchetti estime qu’elle a été «trompée». Sauf qu’elle a reçu toutes les questions à l’avancve, et savait exactement de quoi le film parlait
Dans le même ordre d’idée, quel crédit accorder à la séquence consacrée à Marc Van Ranst? Ce qu’il dit lors de ce think tank sur la façon de manipuler le public et la presse est assez effrayant de cynisme, mais on en sait assez peu sur le contexte dans lequel il a été appelé à s’exprimer de la sorte…
De nouveau, ce qui m’intéresse, c’est que les médias n’aient pas montré cette vidéo alors qu’elle circule sur internet depuis au moins deux ans.
Peut-être en raison du contexte, précisément…
Cette vidéo circule beaucoup sur les médias sociaux de gens qui ne sont pas d’accord avec la narration officielle. Il est d’ailleurs surprenant qu’elle ait filtré parce que ce genre de rencontre est relativement secret. Le fait qu’elle soit mise en ligne aurait dû alerter l’un ou l’autre journaliste. Et je ne peux pas croire qu’on ne l’ait jamais forwardé à l’un d’entre eux. Et pourtant, en Flandre notamment, les journalistes continuent d’accorder un crédit incommensurable à Marc Van Ranst alors que cette vidéo est là, disponible, à portée de clic. Ça m’a interpellé. Y a-t-il une volonté de le protéger? Je ne sais pas. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce qu’il dit, même si bien sûr ça me met en colère aussi, mais que les médias n’en aient pas parlé et n’en parlent toujours pas (NDLR: la vidéo a, depuis, été partagé sur plusieurs sites d’information «mainstream»).
Avez-vous l’impression d’avoir défendu, comme le dit Jacinthe Mazzocchetti, qui intervient dans votre film, la «thèse d’une propagande médiatique, consciente, malveillante, unilatérale»?
Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire dans mon film. «Consciente», c’est un mot que je n’ai jamais utilisé, pas plus que le mot «complicité». Pour revenir à Madame Mazzocchetti, avec qui je viens d’avoir un échange, elle dit qu’elle a été «trompée». Sauf qu’elle a reçu toutes les questions à l’avance, et savait exactement de quoi il parlait. Pour moi, Madame Mazzocchetti a craqué sous la pression. Là, on est à 950 000 vues (NDLR: depuis cette interview, on a même franchi le million), donc elle se rend compte que ce qu’elle a dit est en train de circuler partout et que ça pourrait lui être reproché. Or, elle est l’élément du film qui permet justement de relativiser ce qu’est un complot. Son intervention était donc extrêmement précieuse.
Pour en revenir à la question, vous ne voyez donc pas de «malveillance» dans le chef des médias?
Non, et je suis désolé si c’est qui en ressort. Si le docu est perçu comme tel, c’est un échec pour moi. Je pense que les médias aussi ont été manipulés par Sciensano et les chiffres qu’on leur balançait. Les journalistes sont des êtres humains comme les autres qui ont pu, eux aussi, être pris dans une forme d’engrenage. On ne peut même pas dire qu’ils ont «profité» de cette crise, puisqu’avec l’absence d’annonceurs, ils ont beaucoup perdu de revenus publicitaires. Par contre, il y a un certain nombre de mécanismes qui se mettent en place lors d’une crise comme celle-là: on va vite trouver des experts qui répondent et comme il y en a qui répond et qu’il est extrêmement alarmiste, on va prendre celui-là, tant qu’à faire. Puis le rappeler, encore et encore. C’est là que je trouve que les journalistes ont manqué de pluralisme pendant 4 ou 5 mois: il a fallu des cartes blanches de la part de gens courageux, ceux qu’on a appelés les «rassuristes», avant que la presse se dise qu’il fallait entendre un peu les psys, les pédiatres, les gens de terrain.
On voit clairement que le service public s’est donné une mission. Mais est-ce son rôle d’accompagner le gouvernement dans sa communication?
En parlant «des médias», ne mettez-vous pas tout le monde dans un même sac alors que vous dites par ailleurs, dans votre documentaire, que certains ont bien fait leur travail?
Oui, effectivement, je confesse que je suis un être humain et que je ne peux pas lire 15 journaux par jour: j’ai bossé tout seul. Mais il est clair que ce que les gens partagent, ce sont les Unes des quotidiens et le menu du JT. Des effets d’annonce, donc, susceptibles d’influencer une population. Qui va au-delà de la légende de la photo? Qui écoute tous les débats contradictoires du matin sur la RTBF? Je pense qu’on n’est pas loin du 5 ou 10% de la population, alors qu’on fait 300 000 personnes avec un JT.
Le problème du docu n’est-il pas aussi que vous connaissez assez mal le milieu médiatique: vous pointez par exemple du doigt les images projetées en arrière-plan lors des JT, et expliquez qu’on y voit des patients jeunes, peu concernés par le Covid-19 donc, dans le but d’inquiéter la population. Mais des images, les chaînes de télé, comme les quotidiens d’ailleurs, en achètent tous les jours via les banques d’images auxquelles elles sont abonnées, sans intention cachée pour autant: ne voyez-vous pas le loup quand il s’agit à peine d’un chiot?
Dans ce cas précis, peut-être. Mais hier (NDLR: mercredi), sur BX1, j’ai fait mine d’enlever mon masque alors que je me trouvais pour un débat sur le plateau de la chaîne. Et à mes yeux, je n’aurais mis personne en danger parce que pour venir jusque-là, on a tous appuyé sur la même sonnette puis touché les mêmes portes. On était, en outre, dans un grand studio, à moins deux mètres de distance les uns des autres. C’est de la «com’», ça participe à une campagne. Le lendemain (NDLR: jeudi), j’ai pris part à un autre débat sur une autre chaîne, LN24, dans un studio plus petit, et là… personne ne portait de masque. C’est là qu’on voit que le service public s’est donné une mission. Mais on peut tout de même poser la question: est-ce que c’est leur rôle? Est-ce qu’ils doivent forcément accompagner le gouvernement dans sa communication? Le gouvernement a les moyens de payer des communicateurs, il a des porte-parole, c’est leur boulot, pas celui de la presse. Alors, oui, c’est vrai que je connais mal le journalisme en rédaction. Mais je pense qu’on a assisté à ce genre de choses à un moment de l’épidémie: il fallait faire de la relation publique et de la com’, mais pas du journalisme, car on allait semer le doute. La RTBF a parfois pris l’antenne deux heures avant un Conseil National de Sécurité, vous vous rendez compte?
C’est plus que pour un match des Diables Rouges…
Oui, voilà… Dans le même ordre d’idée, il ne fallait pas dire que le masque ne servait à rien, car alors, les gens n’allaient pas y adhérer. Alors, peut-être qu’on n’a pas montré certaines études. Il y a 12 500 études faites sur le masque pour savoir s’il protège réellement. Et il y a deux tiers d’entre elles qui disent qu’il ne sert à rien, en tout cas en extérieur. Le gouvernement, lui, s’est appuyé sur le tiers qui l’arrangeait. Et je n’ai pas entendu beaucoup de journalistes relayer les autres. C’est la même chose pour le vaccin: là aussi, il y a des études contradictoires qui sortent. il y a même des sociétés qui abandonnent les vaccins sur lesquels ils travaillent parce qu’ils sont trop «faibles»…
Ce n’est pas vraiment un secret: Sanofi a arrêté de travailler sur le sien, et communiqué sur le sujet. Cela ne signifie en rien que le vaccin est inutile…
Oui, on en a parlé, c’est vrai. Mais pour être honnête, ça fait un mois que j’ai arrêté de suivre les informations: après m’en être farci à temps plein pendant neuf mois, j’en avais assez, j’ai tout coupé…
J’ai conscience d’avoir été injuste, et probablement trop loin dans ma critique des médias
Les médias que vous pointez du doigt sont surtout les médias «mainstream». Vous vous acharnez beaucoup sur la RTBF et Le Soir, par exemple. On vous reproche de ne pas avoir suffisamment donné la parole au milieu médiatique afin qu’il puisse se défendre, si bien que vous tomberiez dans les travers que vous dénoncez – un point de vue orienté et non contradictoire. Que répondez-vous à cela?
Je réponds que j’ai demandé, obtenu et diffusé une interview de Jean-Pierre Jacqmin, le directeur de l’info de la RTBF: je ne sais pas comment on peut aller chercher plus haut que ça. Ensuite, je suis allé voir le quotidien que je critique le plus, Le Soir. J’ai eu Béatrice Delvaux au téléphone suite à un édito que je trouvais très partisan – car on peut me taxer d’être partisan, mais je peux vous dire qu’il y a eu, dans la presse écrite, des éditos qui sont des monuments de partialité -. Elle m’a renvoyé à son rédacteur en chef, Christophe Berti, que je devais rencontrer un lundi matin à Bruxelles. Mais deux jours avant, il a annulé notre entretien après avoir pris connaissance, sur Kiss Kiss Bank Bank (NDLR: la plateforme participative via laquelle il a procédé au crowdfunding qui a permis de financer le film), du sujet du film. Peut-être qu’il a estimé que j’allais avoir un discours trop critique sur les médias, je ne sais pas.
Revenons au rôle de la presse: quand elle en fait beaucoup sur un sujet comme le Covid, on dit qu’elle en fait trop, qu’on en «a marre». Et quand elle en fait moins, on dit qu’elle ne cherche pas… Ce n’est pas un peu injuste?
J’ai conscience d’avoir été injuste, et j’ai probablement été trop loin dans la dénonciation et la critique des médias. Mais je vois aussi mon film comme un contrepoids: la balance a beaucoup et longtemps penché du côté du gouvernement et de sa communication anxiogène, grâce à des médias qui pèsent lourd, si bien que pour l’équilibrer et être entendu, il fallait peut-être que je tape un peu trop fort de l’autre côté.
Que pensez-vous de la comparaison entre votre film et «Hold-Up», dont les accents plus que conspirationnistes sont avérés?
Je sais que les gens de «Hold-Up» sont ravis de mon film: j’ai reçu des messages de soutien de cette communauté, et je suis embêté d’en parler, parce que je dois reconnaître qu’il y a de très bonnes choses dans ce film, notamment sur les conflits d’intérêts et les masques. La comparaison était très facile, je m’y attendais, on en avait déjà parlé au moment du crowdfunding. Je savais que ça me pendait au nez, surtout avec un titre comme celui-là. Le film en a eu 4 ou 5 différents, mais on m’a encouragé à garder celui-là, même s’il est trop clivant et qu’en le choisissant, j’ai un peu donné le bâton pour me faire battre.
Le premier mail de critique que j’ai pris dans la gueule venait… d’un site complotiste: quelque part, ça me rassure
Vous ne craignez pas que votre film puisse être instrumentalisé par de «vrais» complotistes?
Oui, peut-être, je ne sais pas. Einstein n’a pas inventé la bombe atomique, juste le nucléaire, et on en a fait la bombe atomique. Bon, je ne me compare pas à Einstein, loin du compte (il rit)! Mais il y a plein de bonnes intentions qui sont détournées. Ce qui est «marrant», c’est que je reçois autant de soutiens en provenance de l’extrême gauche que de l’extrême droite. Et le premier mail de critique que j’ai pris dans la gueule après avoir mis le film en ligne, il ne venait pas du Soir ou de la Libre, mais d’un… site complotiste fâché que je les tourne en ridicule. Ces gens se sentent autant blessés que les médias qui m’attaquent aujourd’hui et, quelque part, ça me rassure: ça veut dire que je ne participe pas à ces théories conspirationnistes, contrairement à ce qu’on peut en dire.